Quel rapport entre la 'Lettre ouverte aux fantômes, les miens, les vôtres & peut-être les leur(re)s', d'Éric Poindron, fascicule (ou registre, opuscule) de 22 pages farcies de références littéraires, paru aux éditions Le Réalgar, et le copieux 'Profil perdu' (300 p.) d'Hugues Pagan, chez Rivages ? Aucun, mais je voulais signaler cette curiosité d'un auteur ami. Assurément la littérature les réunit, exigeante, non la policière, mais le genre noir d'un côté, des ectoplasmes blanchâtres de l'autre, et nombre de fantômes dans les deux ouvrages, de natures très différentes pourtant.

Hugues Pagan, passé la cinquantaine, s'est consacré aux séries policières télévisuelles ('Mafiosa', 'Police District', 'Nicolas Le Floch'). Mais ce fut – et reste, la preuve – un formidable auteur, de quelques pamphlets plus ou moins autographiques, et de splendides romans inspirés de son parcours dans la police. Romans qui n'ont rien à voir, avec ces récits policiers de fonctionnaires de l'Intérieur, si ce n'est une crudité chez lui plus exacerbée. Une langue ciselée, et une trame, un rythme aussi, qui n'appartiennent qu'à lui, le placent tout à fait à part. Du côté d'un Simenon aussi exigeant et méticuleux qu'un Flaubert inspiré par Melville ?

Une vie agitée

Ex-prof auxiliaire de philo, photographe et joueur de poker, Hugues Pagan débuta dans les RG en Franche-Comté.

Il fut très vite confronté au Service d'action civique qui faillit avoir sa peau et par la suite, son parcours fut… contrasté. 'Profil perdu' s'inspire sans doute de ses dernières années – transposées au loin vers le Nord-Est –, au commissariat parisien de la Roquette, repère de quelques ripoux survivants ou disparus qui finiront par lui faire jeter l'éponge.

C'était déjà un romancier "noir" aguerri, maintes fois salué, mais aussi un ex-nuitard, fortement secoué par le voisinage de la mort et des morts. De la froide et des chaudes, de celles qui hantent aussi pompiers, personnels hospitaliers, faits-diversiers… L'homme est assez peu loquace, contemplatif, mais fraternel, chaleureux, et son personnage principal, l'inspecteur, puis commissaire Schneider (narrateur de deux romans précédents), est une sorte de double en plus amer, voire désespéré par la noirceur de nos semblables et de leurs destins.

Ses seconds rôles sont toujours criants de vérité car pour la plupart réels (ou le furent, mutés depuis en spectres). Là, outre ceux des enquêtes, collègues, adversaires (parfois les mêmes) ou inclassables, Schneider en rencontre un de tout premier plan, Cheroquee, une jeune femme, qui bouleversera son être. "Mélancolie ravageuse et révolte désespérée", condense le prière d'insérer. Pas faux. L'ironie, rapportait Léon Bloy, serait "la gaîté de l'indignation", et la dérision telle que la tourne Pagan vire à la compassion lucide. Les romans de Pagan (enfin, surtout ceux parus ou reparus, comme ceux de la collection 'Engrenage', chez Rivages, les 11 principaux) laissent une sensation de rémanence, ils se prolongent et vous prolongent ; peu d'auteur(e)s parviennent à une si forte interaction prégnante avec leurs lectrices ou lecteurs.

Hugues, je le lui souhaite, est sans doute devenu plus proche de Nicolas Le Floch que de Schneider (même si Hannah Assouline, lors d'une séance de photos récente, l'a fait réincarner ce Schneider qui ne le résume pas). Son imaginaire est sans doute (re)devenu "facétieux et caracolant", comme le dit Poindron de ses fantômes. Ce 'Profil perdu', revisité, remanié, peaufiné, plus de deux décennies après ses premiers jets, est aussi un profil retrouvé, réinvesti. Du superbe, du très grand Pagan d'avant, celui de 'Dead End Blues' (trad. Italienne d'un titre de Pagan, peu conforme à l'original, mais bienvenue). On brûle déjà de découvrir celui d'après.