Au mois d’avril, j‘ai laissé mon train-train francilien au vestiaire pour prendre un grand bol d’Est. Je voulais voir la ville des guerres, la ville de la bataille de 1916. Verdun me voici, disparu me voilà.

Les documentaires, les livres, les images et les témoignages. Rien ne manque. Verdun, jalon de l’Histoire, ville de guerre et enclume du diable. Il y a 100 ans, dans ce coin perdu de la Meuse, une partition de l’histoire française s’est jouée, à coups d’obusiers et de baïonnettes. Tout commence à la Gare de l’Est, à Paris. C’est toujours de là que partent les trains vers la nouvelle région Grand Est, vers l’Alsace et la Lorraine.

J’entre dans cette gare. J’imagine la cohue, les cris et les visages désolés. C’est ici que la jeunesse de France partit pour toujours, un mois d’été aux blés mûrs. En 2017, le voyageur pressé a remplacé le soldat au képi et au pantalon écarlate. Dans cette cathédrale ferroviaire, le tableau d’Albert Herter guette les voyageurs pressés et les boutiques achalandées sur son promontoire. Ce peintre américain a représenté le départ des Poilus pour le front, en août 1914. Il a brossé des scènes de liesse, des sourires et des fleurs dans le canon des fusils. Peut-être en fut-il ainsi, peut-être que non. Toujours est-il que mon train est annoncé. En route pour Châlons-en-Champagne, première étape.

Sur les rails.

12h30. L’après-midi, le vieil Intercités s’en va. Après une dizaine de kilomètres, nous roulons à vive allure vers la préfecture de la Marne où un bus pour Verdun m’attend. Derrière la vitre crasse, le soleil joue à cache-cache avec les nuages et se reflète sur la cime vitrée des immeubles de l’Est parisien. En quelques minutes, nous laissons la capitale derrière nous.

Les portes de la France rurale sont grandes ouvertes. Les wagons se ruent vers la Diagonale du vide avec une certaine impatience. Les bosquets, les forêts et les champs de colza défilent devant moi. Pendant quelques instants, je lève les yeux de mon livre pour observer cette région que je ne connais que très peu. L’éclat du soleil printanier enthousiasme cette magnifique vallée de la Marne.

Après une vingtaine de minutes, le train fait un arrêt à Château-Thierry. J’ai déjà entendu le nom de cette ville. Elle a reçu la Légion d’Honneur et a vu naître un certain Jean De la Fontaine. Vous m’en direz tant ! Juste le temps de me réjouir de cette réminiscence que le train repart. Il faut deux heures pour rallier Châlons. Contempler les collines aux reflets vert et jaune me guérit de la grisaille bétonnée de la ville. Je suis heureux de quitter la vie tumultueuse et la bruyante Paris pour le calme de la France pastorale. Les vignes dessinent sur les collines des aquarelles aux reflets olive. Notre train s’arrête à Epernay, capitale du champagne. Les rivages verts des coteaux de ce vin des rois prospèrent à perte de vue.

Une dizaine de voyageurs descend du wagon. Ces Champenois-Parisiens profitent du week-end pour rentrer chez eux. Une mise au vert hebdomadaire en quelque sorte.

Sur la Voie sacrée. Bientôt nous arrivons à Châlons-en-Champagne. Le ciel bleu taquine des nuages joufflus. Je me demande si la pluie va saper mon arrivée en terre champenoise. Sur le parvis goudronné de cette gare de province, un couple s’écharpe et échange un baiser interminable de retrouvailles. J’arrête mon regard quelques instants sur cette Châlons que je ne connais autrement que par la guerre franco-prussienne. C’est non loin d’ici, que l’empereur Napoléon III installe au début de son règne son camp éponyme pour vanter la puissance de son armée.

C’est là que reflueront en août 1870, les milliers de soldats de l’armée du Général Patrice de Mac Mahon en débâcle. A peine le temps de ranger ce souvenir dans ma mémoire, qu’il me faut grimper dans un bus pour Verdun. Une poignée de voyageurs est assise sans broncher. Ils sont dix tout au plus. Un homme lit les faits divers dans l’Est Républicain, un autre drague la conductrice du bus. Avant de quitter cette paisible Châlons, nous enjambons un bras de la Marne. Deux barques mouillent à l’ombre d’une écluse fatiguée.

Sur la route de Verdun, des villages désolés succèdent à des villages désolés. A chaque arrêt, le bus ramasse quelques minets apprêtés pour les déposer à la ville suivante. Les champs de colzas et les collines verdoyantes me sortent de ma torpeur.

Bientôt, j’aperçois au loin Valmy, engoncée dans son vallon comme une vieille femme dans son vieux fauteuil. Cette ville, que l’Histoire a sortie de son secret est située aux confins de la Marne crayeuse et au bord de la forêt d’Argonne. Les guerres sont passées par ici. Là, derrière ce moulin de Valmy maintes fois reconstruit, la jeune République a vaincu les Prussiens, en 1792. Ce trajet me distrait, chaque kilomètre parcouru sur ces routes vallonnées me transporte d’un siècle à l’autre. Autour de moi, l’Histoire de France est partout. Bientôt, le bus effectue son dernier arrêt dans la Marne, à Sainte-Menehould, capitale de la région d’Argonne. L‘imposant l’Hôtel-de-Ville de cette bourgade paisible étonne ma sensibilité de gamin du Nord.

Tout ça pour 4500 habitants ! Menehould dépassée, nous arrivons dans la forêt d’Argonne et dans le département de la Meuse. Aussi loin que mon regard perce, la forêt tapisse la courbe de l’horizon. C’est dans ces massifs enterrés dans le caveau de l’oubli, que des combats firent rage en 1915.

Extrait de l’Encyclopédie méthodique de géographie moderne de 1782

Aujourd’hui, la guerre est loin et des arbres ont repoussé sur les souches déchirées. La Nature a repris ses droits. Ici ou là, une abbaye ou un château tricentenaire viennent tirer le pensif de l’oisiveté. Mon coeur habitué aux routes plates et rectilignes du Nord tangue dans les lacets de la forêt. A un carrefour, un panneau indique “Varennes-en-Argonne 10km”.

Mon appétit d’histoire fait encore un bond. C’est dans ce village, noyé dans la forêt, que l’équipée brinquebalante de Louis XVI et de sa famille prit fin, donnant à l’Histoire de France l’un de ses épisodes les plus rocambolesques. Toujours est-il que mon car continue de fendre l’air d’Argonne vers Verdun. Il reste une dizaine de kilomètres à parcourir. Sur le bas côté, des bornes casquées d’un Adrien cabossé, jalonnent la cinquantaine de kilomètres de cette artère autrefois défoncée. Je roule sur la route qui vit la noria des Berliet lyonnais. Je roule sur la route qui a sauvé la France en 1916. Je roule sur la route qui relie Bar-le-Duc à Verdun !

Verdun, 16h00. Après 4 heures d’un trajet enivrant, l’autocar arrive enfin à la sous-préfecture de la Meuse.

Tout de suite, je suis étonné par l’extrême normalité. Mon imaginaire, marqué par des soirées à m’abreuver de films documentaires sur Verdun, a préconçu mon regard. Il faut que je me rende à l’évidence, la guerre est finie depuis longtemps et le flot de soldats fatigués a été supplanté par un déluge de consommateurs assoiffés. Je me mets très vite en quête de mon logis. Pour cette bourlingue, j’ai choisi un hôtel en face de la gare. J’arrive, le gérant me gribouille sur un plan les endroits susceptibles d’intéresser mon temps. Après une courte inspection de ma chambre, je décide de terminer la journée par une visite rapide de cette ville-citadelle millénaire. Je ne suis pas venu à Verdun pour visiter la ville mais d’abord pour voir les champs de bataille et Douaumont, à une dizaine de kilomètres.

Pour m’enquérir des moyens de transport existants, je décide de me rendre à l’office de tourisme, en bon badaud ignorant. Là, une jeune femme dégaine une carte des endroits à visiter sur le comptoir. Elle entoure au stylo bille la cathédrale Notre-Dame, la Citadelle souterraine et l’usine de dragées Braquier. Elle ne me dit rien sur le moyen de me rendre à Douaumont. Tout juste m’informe-t-elle que la navette pour aller aux champs de bataille est complète. Seule solution : taxi. Je monterai donc au front en taxi, comme les Poilus de septembre 1914, dans la Marne. Formidable.

Après cette coûteuse désillusion, je décide de continuer ma promenade dans Verdun. Il fait beau, la lumière envoie ses rayons dans la Meuse.

Au bord de l’eau, quelques Meusiens profitent de ce samedi après-midi pour faire du shopping et promener le chien. Sur le fleuve, des gamins pagaient avec nonchalance pour épater la galerie. Il fait bon vivre. Sur les façades des édifices encore debout, les billes de shrapnels ont creusé des cercles réguliers. Au milieu de la Ville, le Monument à la Victoire et aux Soldats rappelle au Monde, que c’est ici que la France et ses fils ont résisté à l’envahisseur allemand. Au sommet des 73 marches, un belvédère et un guerrier monumental. La Meuse coule en contrebas. Il y a 100 ans, elle séparait la guerre et la paix, l’avant et l’arrière.

À la cathédrale Notre-Dame !

Après quelques atermoiements, je décide de me rendre à la cathédrale Notre-Dame.

Maltraités, amochés, reconstruits, cette vieille dame et son cloître sont encore debout. Un groupe de gobe-mouches s’arrête devant l’Eglise. “Dis-donc, qu’est-ce qu’elle est moche!”.

Je poursuis ma promenade et je m’arrête au milieu de la cour du Palais Episcopal. C’est ici qu’un obus de 500 kg s’est écrasé, il y a un siècle, coup d’envoi meurtrier d’une bataille de 300 jours et de 300 nuits. Le temps passe et je grimpe dans les petites rues du vieux Verdun. Les stigmates de la Guerre sont là, ils suffit de les trouver. Là on a bouché, raccommodé, reconstruit. Ici on à comblé, refait et détruit. En cette fin d’après-midi, les rues se vident, désertes. On imagine les canons allemands tonner au loin. Tonnerre d’acier, pluie de sang. Je rentre à l’hôtel. Demain, j’irai à Douaumont, en taxi.

Un taxi pour Douaumont. Il est 8 heures du matin. De timides rayons percent le tissu pourpre des rideaux de ma chambre d’hôtel. Une journée de marche et de découverte m’attend. J’avale deux croissants et un chocolat-chaud tiède avant de partir. Après quelques boniments au gérant sur la tenue de son établissement, je m’en vais attendre le taxi sur le trottoir. Une famille allemande décharge ses bagages du coffre d’une grosse berline Mercedes. L‘Allemagne n’est qu’à une centaine de kilomètres de Verdun. N’omettons pas ce détail. A peine ai-je le temps de me questionner sur la provenance de ce groupe germanique, que mon taxi pour Douaumont arrive. Nous traversons Verdun, le temps se couvre et bientôt le soleil matinal disparaît. “Nous sommes encore en territoire français et dans quelques mètres, nous serons du côté allemand”, glisse le conducteur de mon taxi. Dans l’habitacle confortable de la voiture, je tente d’imaginer les flots de soldats, les Berliet, le paysage lunaire, l’amoncellement et les cratères d’obus. Cet exercice d’imagination est tout ce qu’il reste au voyageur du XXIe siècle. Une forêt d’épineux se dresse de part et d’autre de cette route goudronnée. Ici ou là, on tronçonne des arbres de cette forêt de guerre luxuriante. Sur le sang et la glaise malmenée, la flore, partout, toujours. A un carrefour, le monumental Lion de Souville, qui montre l’animal à l’agonie m’interpelle. “Les Allemands ont été arrêtés net à cet endroit. Les Français s’y sont battus jusqu’au dernier”, affirme mon chauffeur, entre deux coups d’oeil dans le rétro. Je ne dis pas un mot.

Bientôt, la voiture descend un petit vallon et roule devant le Mémorial de Verdun. Cette architecture moderne détonne dans l’immense forêt verdunoise. Quelques dizaines de mètres plus loin, un panneau indique “Fleury-devant-Douaumont Village détruit”. Il est l’un des sept villages que les obusiers ont rayé de la carte. Un million d’obus ont plu sur Verdun le 21 février 1916, premier jour de l’offensive allemande. Cinquante-deux autres millions, les dix mois suivants. Cet orage d’acier a fracassé les fermes, les boulangeries, les cordonneries ou les lavoirs. Ici, la vie est partie et le temps a suspendu son vol.