La menace de l'État islamique pèse sur le Moyen-Orient, mais aussi sur le monde occidental, et ce, globalement. Les stratégies actuellement mises en œuvre sont loin d'être suffisantes, voire même susceptibles d'aller au cœur du problème. Il s'agit de creuser d'avantage, et de commencer par poser sur la table les réels questionnements qui permettront d'envisager de pouvoir contenir le groupe terroriste Etat islamique. Ce que nous explique Myriam Benraad, politologue et spécialiste de l'Irak et du Moyen-Orient, auteur de nombreuses publications sur la déferlante djihadiste parmi lesquelles Irak : la revanche de l'Histoire.

De l'occupation étrangère à l'État islamique (Vendémiaire) et Irak : de Babylone à l'État islamique (Cavalier Bleu), parus en 2015.

Blasting News: Quelles sont les principales avancées de l'État islamique en Irak à l'heure actuelle?

Myriam Benraad: Il y a eu récemment une offensive sur la ville de Ramadi, qui a illustré à quel point le groupe reste puissant et résilient, et à quel point l'armée irakienne, pilier de la contre-offensive anti-djihadiste, est faible. Cette armée a effectivement déserté et quitté son poste. D'autre part, la province d'Al-Anbar, sanctuaire traditionnel de l'insurrection sunnite, dans l'ouest irakien, est aujourd'hui largement aux mains de l'État islamique, puisque la ville de Fallouja est aussi sous contrôle djihadiste.

On a bien évidemment aussi la province de Ninive autour de Mossoul qui demeure aux mains de l'État islamique. Et puis surtout, aujourd'hui, toute la frontière entre l'Irak et la Syrie est totalement contrôlée par le groupe. D'où le parachèvement de leur projet d'État transfrontalier, transnational entre ces deux pays. Par exemple, l'offensive sur Ramadi a eu pour parallèle la chute de Palmyre.

Nous voyons qu'au fur et à mesure, l'État islamique consolide son territoire à la fois entre l'Irak et la Syrie.

Concrètement, que peut-on craindre aujourd'hui?

Nous pouvons craindre ce que l'on craignait déjà il y a un an, à savoir une expansion territoriale de ce groupe contre lequel les seules forces qui luttent aujourd'hui sont d'une part les Kurdes, et d'autre part les milices chiites irakiennes associées à l'Iran.

Le problème de ces dernières est qu'elles ne sont pas dans une logique d'apaisement, mais plutôt de combat et d'affrontement, et ont une volonté confessionnelle d'étendre l'influence chiite au Moyen-Orient. Daech de son côté a construit toute sa popularité autour du rejet de cette influence et autour du retour de l'Irak sous un joug sunnite, salafiste, rigoriste. Nous sommes donc dans une logique de guerre qui n'en est absolument pas une de "libération" comme le prétendent les différents acteurs, de Daech aux milices chiites. En réalité, il y a une fragmentation des espaces sociaux, militaires et politiques laissant peu de marge de manœuvre aux Occidentaux.

Il y a donc aussi des craintes à avoir en Occident?

Oui il y a des craintes, de part l'autre visage de l'État islamique. Cette organisation djihadiste est née sur le territoire irakien et s'est ensuite propagée en Syrie, puis en Egypte, et aussi en Libye. Elle poursuit un agenda global et est d'ailleurs un produit du monde global présent. Nous savons qu'il existe un certain nombre d'étrangers dans ses rangs, qui ne cesse d'ailleurs d'augmenter. Tout en voulant reconstruire le califat, l'organisation État islamique a aussi cette volonté d'en découdre avec l'Occident. Celui-ci est diabolisé et considéré comme impérialiste, comme ayant aussi été à la source de tous les maux endurés par les peuples arabes et musulmans, selon le discours de leur chef Al-Baghdadi.

Les menaces concernent donc aussi les sociétés occidentales, et les États-Unis en premier lieu. Très récemment, l'État islamique a fait connaître sa volonté de conduire une attaque historique contre la puissance américaine, une attaque qui pourrait être bien plus percutante et dramatique que les attentats du 11 septembre. Daech est dans une logique de confrontation avec la première puissance mondiale, et a la volonté d'aller encore plus loin que ce qu'avait fait Al-Qaida en 2001. Le directeur de la CIA lui-même, John Brennan, a déclaré dimanche qu'il craignait une attaque très probable sur le sol américain, et que d'autres se produiraient sûrement aussi en Europe.

Là où les choses se compliquent, c'est que nous avons un certain nombre d'Occidentaux dans les rangs de cette nébuleuse, des partisans y compris dans nos sociétés.

Il s'agit d'une menace globale, qui est difficilement maîtrisable par les États et leurs instruments classiques, et donc par les États-Unis qui s'avouent eux-mêmes aujourd'hui dépassés. Les Occidentaux sont tout à fait au courant de la menace, et l'État islamique a clairement dit vouloir provoquer une troisième guerre mondiale.

Quels seraient les moyens à mettre en œuvre pour terrasser l'État islamique?

L'État islamique ne sera pas terrassé demain. Si vraiment, la logique est d'éliminer le groupe de manière systémique, il faut déjà reconnaître ce qu'il est. Pour l'instant, lorsque l'on pose la question "qu'est-ce que l'État islamique?", la réponse reste vague, indiquant bien qu'il s'agit d'une mouvance multiforme et extrêmement complexe à saisir, que finalement, peu de gens parviennent à définir.

Il y a dès lors un problème de définition.

Terrasser l'État islamique voudrait dire adopter une action globale et résoudre en profondeur les causes de son émergence. Parmi ces dernières se trouvent bien entendu la guerre d'Irak de 2003, mais aussi le sentiment d'humiliation et de revanche émanant des sociétés du Moyen-Orient qui estiment être les grandes perdantes de l'évolution contemporaine du monde, et enfin le recrutement en Occident des combattants en rupture avec l'ordre mondial.

Par conséquent, nous ne terrasserons pas l'État islamique demain, il ne faut pas se mentir. C'est un groupe terroriste qui représente aujourd'hui la première menace contre tout ce qui est né de l'après-Guerre froide.

C'est-à-dire un système-monde sous domination américaine que les djihadistes entendent briser. Ces derniers sont partout, c'est comme un virus qui se propage et contamine jusqu'au tréfonds des sociétés occidentales.

Dès lors, il s'agit davantage de contenir les djihadistes que de les terrasser?

Bien sûr! C'est ce que les Occidentaux vont finir par faire, parce qu'ils seront confrontés aux limites de leur propre stratégie. Nous nous dirigeons vers une logique d'endiguement, "containment" dans le jargon anglo-saxon, visant à essayer de contenir le problème dans les frontières du Moyen-Orient. Mais comment voulez-vous contenir aujourd'hui ce phénomène devenu global, à l'heure où les djihadistes font un usage ultrasophistiqué d'Internet et des réseaux sociaux?

L'endiguement qui était caractéristique de la Guerre froide ne fonctionne plus, parce que tout est interconnecté à présent. Les djihadistes ne seront pas défaits demain. Il est important de procéder à un constat franc sur ce sujet: il n'y aura pas d'amélioration de la situation s'il n'y a pas de mise à plat totale de la stratégie actuelle, qui n'est certainement pas la bonne car elle repose sur un déni de réalité. S'il n'y a pas de reconnaissance des faits tels qu'ils se manifestent sur le terrain, nous sommes partis pour une guerre inextricable.

Selon vous, les enjeux discutés mardi 2 juin par la coalition à Paris ne vont pas dans le bon sens?

Le Premier ministre irakien a souligné que la communauté internationale est complètement déconnectée de la situation et n'est pas au rendez-vous de la lutte.

Mais encore une fois, le problème est que l'on se penche sur des questions mineures face à un problème global. Par exemple, quand on évoque l'armée irakienne, il est opportun de poser la question de son entraînement, de son armement et des moyens mis à sa disposition pour faire face à l'État islamique. Mais tout cela ne suffit pas comparé à ce qui se veut aujourd'hui une expansion djihadiste à l'échelle mondiale. Nous parlons de l'Irak et de la Syrie… Mais quid de la Libye? Quid des attentats sur nos territoires? Quid de ce phénomène global? Il ne faut pas s'étonner que les mesures prises du côté de la coalition ne soient pas efficaces face à un mouvement global, qui ne repose pas sur l'instrument classique de la puissance des États mais sur d'autres instruments tels que les nouvelles technologies, alors que la coalition, de son côté, est "classique", en plus d'être hétéroclite et désunie.

Les djihadistes possèdent aujourd'hui une longueur d'avance, les stratèges américains le concèdent en coulisses. Je le répète, nous sommes engagés dans une bataille de longue haleine.

Pour conclure, quel est le problème majeur à aborder?

Il y a deux questions à aborder, et ce n'est pas fait actuellement car on se concentre sur des mesures secondaires. Tout d'abord, il faut s'accorder sur ce qu'est Daech, sur ce que l'on combat. Ensuite, déterminer quelle stratégie courageuse doit être mise en œuvre. Et lorsque je dis courageuse, cela implique également de se tourner vers les propres maux de nos sociétés, de percevoir ce qui ne fonctionne plus en Occident et qui explique que des milliers de jeunes gens décident aujourd'hui d'aller rejoindre les rangs de Daech au cœur du Moyen-Orient.

Ces questions ne sont jamais posées et les mesures prises sont en réalité la face émergée et visible de l'iceberg. Or il y a bien quelque chose de plus profond qui explique que des milliers de gens rejettent si violemment notre modèle. Je pense qu'en réalité, on se trouve face à un bouleversement de grande ampleur, qui touche en profondeur toutes les sociétés, au-delà du seul Moyen-Orient. Les gouvernements discutent de mesures très circonscrites alors que la menace est clairement globale, surpuissante, sophistiquée, avec des stratèges à sa tête, et qui ont une, voire plusieurs longueurs d'avance sur la stratégie éprouvée des États face au terrorisme.