DĂ©but mai 2021, une soixantaine de bateaux de pĂȘche français ont menacĂ© de bloquer le principal port de Jersey, St. Helier, empĂȘchant les marchandises d'atteindre ou de quitter l'Ăźle britannique situĂ©e Ă 14 miles (22 km) au large de la France.
La réponse du gouvernement britannique a été d'envoyer deux navires de patrouille de la Royal Navy, le HMS Severn et le HMS Tamar, pour surveiller les protestations sur l'ßle de la Manche. La réponse de la France a été immédiate : le gouvernement a envoyé deux navires - le bateau de police Athos et le patrouilleur Themis - pour patrouiller dans la zone.
à l'époque, le gouvernement du Premier ministre Boris Johnson a également qualifié d'inacceptables les menaces de la ministre française de la mer, Annick Girardin, de couper l'approvisionnement en électricité de Jersey, dont 95 % est assuré par trois cùbles sous-marins provenant de France.
Cet Ă©pisode est le dernier chapitre en date de la dispute entre le Royaume-Uni et la France au sujet des droits de pĂȘche dans la Manche et montre que, malgrĂ© l'accord commercial annoncĂ© en dĂ©cembre dernier avec l'Union europĂ©enne, certains aspects de la relation post-Brexit sont encore loin d'ĂȘtre rĂ©glĂ©s.
Jersey modifie les accords de licence
Le litige actuel est lié à différentes interprétations de l'accord de commerce et de coopération (en anglais le TCA, Trade and Cooperation Agreement), qui régit désormais les relations économiques entre le Royaume-Uni et l'UE aprÚs le Brexit.
Le TCA a Ă©galement remplacĂ© l'accord de Granville Bay de 2000, qui rĂ©gissait les droits de pĂȘche dans les eaux de Jersey.
Sur la base du TCA, les pĂȘcheurs français doivent dĂ©sormais dĂ©montrer un historique de pĂȘche dans la zone pour recevoir une licence d'exploitation dans les eaux de Jersey. Ă la suite d'un accord transitoire conclu en janvier, ces nouvelles licences ont commencĂ© Ă ĂȘtre dĂ©livrĂ©es par Jersey fin avril.
Les autoritĂ©s françaises, cependant, affirment que des exigences supplĂ©mentaires ont Ă©tĂ© ajoutĂ©es sans avertissement. Les pĂȘcheurs français, quant Ă eux, affirment que les nouvelles exigences sont injustes, comme la limitation du nombre de jours pendant lesquels un navire peut opĂ©rer dans les eaux de Jersey ou le type de poisson qu'il peut pĂȘcher.
Sous la pression de Boris Johnson, qui a soulignĂ© la nĂ©cessitĂ© d'une dĂ©sescalade urgente des tensions et d'un nouveau dialogue sur l'accĂšs Ă la pĂȘche, les autoritĂ©s de Jersey ont accordĂ© aux pĂȘcheurs français un dĂ©lai supplĂ©mentaire pour se conformer aux nouvelles rĂšgles. Selon le gouvernement de l'Ăźle, cette prolongation jusqu'au 1er juillet est un signe de "bonne foi" pour que le diffĂ©rend sur les droits post-Brexit de la France dans la rĂ©gion puisse ĂȘtre rĂ©solu. RĂ©ciproquement, les autoritĂ©s de la rĂ©gion française de Normandie ont levĂ© l'interdiction faite aux pĂȘcheurs de Jersey de dĂ©barquer leurs prises dans leurs ports.
Tensions post-Brexit
Ce n'est toutefois pas le premier affrontement impliquant le secteur de la pĂȘche depuis que le Royaume-Uni a officiellement quittĂ© l'Union europĂ©enne le 1er janvier.
En avril, plus d'une centaine de pĂȘcheurs français ont bloquĂ© des camions transportant du poisson du Royaume-Uni vers le plus grand centre de traitement des produits de la mer d'Europe, dans la ville de Boulogne-sur-Mer, dans le nord de la France. Ă l'Ă©poque, l'un des manifestants portait une pancarte sur laquelle on pouvait lire : "Vous voulez garder vos eaux ? OK... Alors gardez vos poissons !".
L'accord commercial entre le Royaume-Uni et l'Union europĂ©enne permettait aux pĂȘcheurs du bloc de continuer Ă pĂȘcher dans les eaux britanniques, mais seulement aprĂšs avoir reçu une licence. Ces licences Ă©taient censĂ©es ĂȘtre dĂ©livrĂ©es rapidement, mais selon les pĂȘcheurs de la rĂ©gion française des Hauts-de-France, environ 80 % de la flotte locale attendait toujours en avril.
Toujours fin avril, le secrĂ©taire d'Ătat aux affaires europĂ©ennes, ClĂ©ment Beaune, a directement menacĂ© le Royaume-Uni : "Le Royaume-Uni attend de nous un certain nombre d'autorisations pour les services financiers. Nous n'en donnerons aucune tant que nous n'aurons pas les garanties que sur la pĂȘche et sur d'autres sujets, le Royaume-Uni respecte ses engagements." "Chacun doit respecter ses engagements, sinon, nous serons aussi brutaux et difficiles que nĂ©cessaire", a dĂ©clarĂ© M. Beaune, au micro de la chaĂźne de tĂ©lĂ©vision française BFM, haussant le ton dans la discussion sur les droits de pĂȘche dans la rĂ©gion.
'Reprendre le contrĂŽle de nos mers'
MĂȘme si elle ne reprĂ©sente que 0,12 % de l'Ă©conomie du Royaume-Uni, l'industrie de la pĂȘche britannique a Ă©tĂ© un symbole puissant pour la campagne du 'Leave' lors du rĂ©fĂ©rendum sur le Brexit de 2016.
Le slogan "Reprendre le contrÎle de nos mers" était un symbole de la campagne pour que la Grande-Bretagne quitte l'UE.
Les nĂ©gociations qui ont suivi la confirmation du Brexit ont vu le Royaume-Uni exiger de reprendre le contrĂŽle total de ses eaux de pĂȘche, tandis que l'UE faisait pression pour Ă©viter que les flottes de pĂȘche du bloc ne perdent d'un coup l'accĂšs aux riches eaux britanniques.
En vertu de l'accord de libre-Ă©change signĂ© en dĂ©cembre dernier entre le Royaume-Uni et l'Union europĂ©enne, les navires de pĂȘche de l'Union europĂ©enne continueront d'avoir pleinement accĂšs aux eaux britanniques jusqu'en juin 2026, 25 % des droits de pĂȘche des navires de l'Union europĂ©enne dans les eaux britanniques Ă©tant transfĂ©rĂ©s Ă la flotte de pĂȘche britannique au cours d'une "pĂ©riode d'ajustement" de cinq ans et demi - l'Union europĂ©enne avait initialement proposĂ© une pĂ©riode de 14 ans.
à la fin de la période de transition, les négociations entre les deux parties doivent avoir lieu chaque année. On s'attend à ce que le Royaume-Uni fasse pression pour obtenir des quotas plus élevés, voire exclure complÚtement les bateaux de l'UE de ses eaux. Toutefois, une décision aussi radicale entraßnerait certainement des représailles de la part de l'Union européenne, qui imposerait des taxes sur les exportations de poissons britanniques vers l'Union ou opposerait un veto à l'accÚs des bateaux britanniques aux eaux européennes.
Ces derniÚres années, l'Union européenne a été la principale destination des exportations britanniques de poisson. Selon U.K. Trade Info, les exportations de poisson vers l'UE représentaient 1,4 milliard de livres sterling (1,98 milliard de dollars) en 2019, soit 67 % de toutes les exportations de poisson du Royaume-Uni en valeur.
La France était la plus grande destination des exportations du Royaume-Uni cette année-là , représentant 28 pour cent de toutes les exportations de poisson - 561 millions de livres sterling (793 millions de dollars). Toujours en 2019, les importations de poisson en provenance de l'Union européenne se sont élevées à 1,2 milliard de livres (1,7 milliard de dollars), soit 35 % de la valeur totale des importations de poisson au Royaume-Uni.
Les pĂȘcheurs britanniques se plaignent toutefois que les gains immĂ©diats liĂ©s Ă l'augmentation des quotas de poissons qu'ils pourront capturer dans le cadre du nouvel accord sont contrebalancĂ©s par la fin du systĂšme dit d'"Ă©change de quotas", qui permettait jusqu'Ă prĂ©sent de conclure des accords avec des pĂȘcheurs de pays du bloc europĂ©en.
De nombreux pĂȘcheurs britanniques, en particulier ceux de la cĂŽte sud de l'Angleterre, se plaignent Ă©galement du fait que l'accord signĂ© en dĂ©cembre dernier permet aux bateaux de pĂȘche de l'UE de continuer Ă opĂ©rer dans la limite des 6 Ă 12 milles nautiques des eaux territoriales du Royaume-Uni - alors que les pĂȘcheurs britanniques exigeaient un accĂšs exclusif jusqu'Ă 12 milles nautiques.
Une longue histoire de différends
Les tensions entre pĂȘcheurs britanniques et français dans la Manche avaient Ă©clatĂ© pour la derniĂšre fois fin aoĂ»t 2018, lors de l'Ă©pisode connu sous le nom de "guerre de la coquille Saint-Jacques". Ă l'Ă©poque, des bateaux français avaient attaquĂ© des navires britanniques et Ă©cossais au large des cĂŽtes normandes avec des pierres, des bombes fumigĂšnes et autres projectiles.
Les attaques ont été qualifiées à l'époque par l'Association écossaise des producteurs de poisson blanc de "piraterie", puisque les bateaux britanniques opéraient légalement dans la région.
Chaque annĂ©e, entre le 1er octobre et le 15 mai, la loi française limite la pĂȘche commerciale de la coquille Saint-Jacques afin de rĂ©duire l'impact sur la population de coquillages. Cette rĂšgle ne s'applique toutefois pas aux pĂȘcheurs britanniques, ce qui a provoquĂ© la colĂšre des Français.
Six ans plus tĂŽt, le 10 octobre 2012, 40 bateaux français ont acculĂ© leurs rivaux britanniques Ă 15 miles des cĂŽtes du Havre, lançant des pierres et tentant d'endommager les hĂ©lices et les moteurs des navires. Pour justifier cette agression, les Français ont affirmĂ© que les Britanniques avaient empiĂ©tĂ© sur la zone d'exclusion de 12 milles nautiques dĂ©limitĂ©e par la politique commune de la pĂȘche de l'UE.
Cette accusation est toutefois réfutée par les Britanniques. Les deux parties ont finalement fait appel à leurs marines respectives pour rétablir la paix dans la région.
PrĂšs de deux dĂ©cennies plus tĂŽt, en mars et avril 1993, les deux pays se sont Ă nouveau affrontĂ©s, cette fois Ă propos de la pĂȘche dans les Ăźles anglo-normandes. L'Ă©pisode, connu sous le nom d'incident de Cherbourg, a en fait commencĂ© en septembre 1992, lorsque l'Union europĂ©enne a Ă©tabli le droit exclusif des Britanniques de pĂȘcher dans une limite de 6 milles nautiques autour des Ăźles, excluant ainsi les bateaux français qui opĂ©raient jusqu'alors sans restriction dans la zone. AprĂšs une sĂ©rie d'incidents entre la Royal Navy britannique et les pĂȘcheurs français, le gouvernement français a acceptĂ© que la dĂ©cision de l'UE de 1992 soit appliquĂ©e.
Les tensions entre le Royaume-Uni et la France en matiĂšre de pĂȘche remontent toutefois au moins Ă la fin des guerres napolĂ©oniennes, en 1815, aprĂšs que des pĂȘcheurs français eurent profitĂ© de l'absence de lĂ©gislation claire pour dominer la pĂȘche commerciale le long de la cĂŽte sud-est britannique, ce qui a conduit en 1833 Ă une enquĂȘte de la Chambre des communes. Aujourd'hui, prĂšs de deux siĂšcles plus tard, une solution qui satisfasse pleinement les pĂȘcheurs britanniques et français dans la Manche semble encore lointaine - voire irrĂ©alisable.
Loin d'ĂȘtre rĂ©glĂ©
La querelle entre la France et le Royaume-Uni expose deux discours différents sur ce qu'est réellement le commerce du poisson entre les deux pays et sur les enjeux de cette dispute.
Le premier, qui reflĂšte la rĂ©alitĂ© et est quelque peu omis par les gouvernements des deux pays, montre Ă quel point la France et le Royaume-Uni dĂ©pendent l'un de l'autre sur cette question. Si d'un cĂŽtĂ© les pĂȘcheurs français ont besoin de l'accĂšs aux eaux britanniques pour capturer une bonne partie de ce qu'ils vendent, il est indĂ©niable que les pĂȘcheurs britanniques ont besoin du marchĂ© de consommation europĂ©en, notamment français, pour exporter ce qu'ils produisent.
La seconde reflÚte cependant un discours politique quelque peu détaché de la réalité, dans lequel les deux pays font appel à un sentiment de fierté nationale et vendent l'idée que seul l'autre cÎté de la table a quelque chose à perdre dans cette négociation.
C'est ce discours qui a poussĂ© les pĂȘcheurs britanniques Ă soutenir le Brexit en 2016 et qui conduit aujourd'hui les Français Ă riposter sur les rĂšgles de pĂȘche post-Brexit.
La vĂ©ritĂ© est que la question est loin d'ĂȘtre rĂ©solue, et que les deux pays auront encore besoin de beaucoup de nĂ©gociations - et d'un peu de rĂ©alisme - pour parvenir Ă une solution qui ne mette pas en pĂ©ril l'industrie de la pĂȘche de chaque cĂŽtĂ© de la Manche.