La presse turque fait état de la très récente découverte archéologique d’une « statue de la déesse-mère Kybele » dans la forteresse de Kurul, à Bayadi, près du port (sur la Mer noire) d’Ordu. Je ne m’étais jamais demandé quelle était l’origine du nom du restaurant Kybele, rue de l’Échiquier, à Paris, dans la Petite Turquie (dite aussi le Sentier turc). Il s’agit en fait de Cybèle, déesse phrygienne, que les Turcs relient, à tort ou raison (cela reste disputé) à la déesse-mère anatolienne Koubaba. Mais Matar Kybeleya la phrygienne, devenue Cybèle, et Koubaba ont sans doute finies par être assimilées.

Toutes deux sont des déesses-mères (des dieux), personnifiant la nature originelle, et sa première représentation sculptée aurait été faite en bétyle, ou pierre noire météorite (tout comme celle de la Kaaba de La Mecque). Elle cohabita avec Artémis, notamment celle dite « multimammaire », autre déesse-mère (dont les attributs seraient soit des seins, soit des gonades, ou encore des fruits symbolisant la fécondité), devenue la Diane chasseresse des romains. On peut même se demander si elles ne sont pas toutes deux les avatars d’une déesse antérieure, que des cultes rivaux auraient scindé en deux.

Jusqu’au Moyen-âge

Les représentations (la fontaine de Cybèle à Madrid conduit un char tiré par deux lions), les dénominations ont varié selon les périodes et l’implantation du culte.

La chrétienté « réincarna » Cybèle en vierges noires, ou en Dame de la connaissance aux origines bibliques, que les alchimistes français transformèrent en principe philosophique. C’est ainsi que la Cybèle d’un bas-relief de Notre-Dame-de-Paris (xii-xiiie) ouvre un livre, tient un sceptre auquel « mène » l’échelle de Jacob (frère d’Ésaü), médiation entre la terre des hommes et le ciel divin ou, c’est selon, symbole du savoir et des mystères encore non élucidés de la nature.

Ce qui est sûr, c’est que Cybèle fut honorée en Gaule puisqu’un bronze la représentant, datant du premier siècle, fut trouvé à Tours-en-Vimeu (Somme). De la Phrygie (ouest de l’Anatolie), le culte migre vers la Grèce, revient en force vers l’Orient grec, puis passe en Italie, et gagne la Gaule. On promenait ses statues autour des chants ou des vignes.

Mais les prêtres, tout aussi eunuques que ceux d’Artémis, n’étaient pas des Gaulois, mais des immigrés, les galles, travestis en femmes. Son ancien amant, Atis, devenu éphèbe, était aussi célébré en Gaule, dans le Lyonnais et en Aquitaine, mais aussi plus au nord. Il est permis de s’interroger : la circoncision, pratiquée en Égypte, a-t-elle essaimée en tant que substitut de la castration voulue pour ses prêtres par une variante du culte de Cybèle ? Aux origines phrygiennes du culte de Cybèle, la déesse était servie par les sibylles, des femmes aux prédictions… sibyllines. Des religions plus patriarcales ultérieures les évincèrent.

Préservée par un effondrement

La statue de Bayadi présente une particularité rare : haute de d’un mètre dix, assise sur un trône, en marbre, c’est la première de cette matière à être retrouvée à son emplacement d’origine (on la présume avoir été sculptée en Afyon, province plus au sud, mais destinée au temple du Kurul Kalesi).

Les envahisseurs romains assaillant la forteresse l’auraient sans doute prélevée si les murailles ne s’étaient effondrées, l’ensevelissant pour 21 siècles. Effondrement salutaire, donc car il n’a pas endommagé la statue placée dans une niche. Elle ornera bientôt le palais d’Efendi Pasaoglu et musée d’ethnographie d’Ordu et sera sans doute sa plus belle pièce muséale. La postérité de Cybèle s'est transposée. En Anatolie, elle fut déesse-mère, égale de la Gaia grecque, mère de la Terre, et fondatrice des cités (d'où peut-être la tiare surmontant sa tête symbolisant des murs). La retrouve-t-on dans les statues représentant des villes, aux têtes couronnées de murailles, qui ornent les frontons des gares françaises ? Ce n'est pas impossible...