Quand l'Art rencontre le domaine de la santé, peut-il vraiment aider les patients à aller mieux ? Quelle différence y a-t-il entre un artiste et un patient en art-thérapie ? Pour nous aider à y voir un peu plus clair, le Dr Granier, responsable depuis plus de 30 ans du service d'art thérapie de l'hôpital Purpan à Toulouse, a accepté de répondre à nos questions.
BN : Dr Granier, pourquoi cet engagement dans l'art thérapie ?
Dr Granier : Parce que c'est un moyen thérapeutique complémentaire à tout le reste, que ce soient les médicaments, la psychothérapie, et toutes les mesures psychosociales d'accompagnement. Il y a un certain nombre de patients qui, à l'occasion d 'une hospitalisation, découvrent tout d'un coup le monde de l'atelier, et donc un certain nombre, se mettent à investir l'objet culturel, quel qu'il soit, la peinture, le conte, l'écriture.
A ce moment-là, ça sert de base pour rebondir et pour alimenter l'alliance thérapeutique, le fait qu'il y ait des ateliers modifie l'image de soi, et puis ça modifie aussi l'image du malade. C'est-à-dire que ça la rend positive, ça permet d'avoir une reconnaissance, ça permet d'être déstigmatisé, ça permet de mettre en confiance, et puis quand on arrive, à des projets lourds comme une exposition qui est un travail qui s'étale sur plusieurs mois, ça amène à s'engager, à être dans la continuité pour des patients qui sinon passeraient leur vie soit dans leur bulle, soit à tourner en rond surtout, avec beaucoup de difficultés sur le monde du travail. Tout d'un coup ils trouvent là quelque chose qui enfin peut servir d'ouverture.
Ce n'est pas valable pour tous les patients. Parce que c'est exactement comme dans le public général, il y a des gens qui peuvent être intéressés par l'art et il y en a d'autres qui sont insensibles, donc le but n'est pas du tout de convertir les gens à l'art, mais l'idée est d'offrir l'occasion pour ceux qui potentiellement peuvent en faire quelque chose, enfin de s'y mettre. D'où la nécessité d'avoir des ateliers, et ce qu'il faut c'est permettre à ces gens pour la première fois de franchir le pas. Et alors là, on voit ce qui peut s'enclencher.
BN : Est-ce que ça a été difficile à mettre en place ?
Dr Granier : Non parce que tout ça c'est du travail institutionnel. C'est-à-dire qu'il n'y a pas un atelier qui est tout seul dans son coin, parce que sinon il est coupé du reste de la vie institutionnelle, du reste des initiatives, du reste des responsabilités, et à ce moment-là, ça ne vit pas. Il n'est pas présent dans l'esprit des gens. Il faut que l'atelier soit intégré à l'ensemble de la vie institutionnelle et à l'ensemble du projet thérapeutique, c'est un maillon parmi d'autres.
BN : Qui sont les patients à qui s'adresse cet atelier ?
Dr Granier : Tous les patients. Il n'y a pas de discrimination. Comme on est à l'hôpital, ce sont les pathologies les plus lourdes, les psychoses, la bipolarité, les anorexiques, certains borderlines, etc. parce qu'il y a un biais de recrutement, ce sont les cas les plus difficiles qui arrivent à l'hôpital, et en réalité, ça peut concerner aussi les personnalités un peu fragiles mais qui n'ont pas besoin d'être hospitalisées. Et puis maintenant d'ailleurs ça concerne aussi les personnes âgées, les jeunes, les publics en difficultés, dans la précarité etc.
BN : Comment se déroule un atelier ? Y a-t-il une thématique imposée ?
Dr Granier : Ha non, non, pas du tout. On n'est pas un atelier didactique, on n'est pas là pour apprendre une technique. Pour cela, il y a des ateliers très bien en ville. Nous ne sommes pas profs de dessin ou profs de littérature, et surtout ça ne nous intéresse pas, parce qu'en pratique, ça ne nous apporte rien. Ce qu'il faut c'est que chacun arrive à exprimer sa dimension personnelle. Donc on ne va pas d'emblée les mettre dans un carcan, reproduisant un acquis. Si vous voulez, la technique redevient intéressante, souvent plus tard, dans un deuxième temps, pour ceux qui aiment beaucoup ça, qui s'y sont engagés, et qui, à ce moment-là se posent davantage les questions d'esthétique. Là le bricolage technique peut devenir intéressant. Mais au départ, ce n'est pas le but.
BN : Les résultats qui sont exposés annuellement (lien vers l'article connexe) sont quand même très vivants, expressifs.
Dr Granier : Vous trichez ! Parce que si vous prenez les grands artistes de référence comme Matisse, ce qu'il a fait en peinture ou ses papiers découpés, il ne l'a appris nulle part ça. Ça vient de lui. Le grand Picasso, avec le cubisme etc, il n'a pas appris ça quand il a été premier prix, à l'Ecole des beaux-arts de Barcelone.
Donc si vous voulez il y a un moment où il faut que l'individu se forge son signe propre, une sorte d'identité artistique, une sorte de signature, et ça permet l'affirmation de soi parce que ça c'est très important, parce que les patients ont souvent du mal, dans la vie, à l'extérieur, à s'affirmer, à prendre position, ils sont souvent complexés, ils ont tendance à se rétracter etc. Et nous là, on leur donne les moyens de dire, je vois ce que tu fais, ça me plaît plus ou moins, tu peux le travailler plus ou moins etc, mais je le respecte. Et donc à travers ça, ça leur donne le sentiment d'exister. " j'ai fait quelque chose, je ne suis plus dans le vide de la maladie, dans le vide social ". Très souvent, il n'y a pas de travail, il n'y a pas d'aide, il n'y a pas de vie familiale. Et là " je me raccroche enfin à quelque chose que je vais pouvoir investir ".
BN : L'art est du coup un support de progression pour le patient ?
Dr Granier : oui, voilà, c'est un moyen qu'il ne faut surtout pas idéaliser. De la même façon, nous ne sommes pas dans le commerce, nous ne sommes pas des professionnels qui alimentons des galeries, ce n'est pas du tout notre propos. Si un jour les patients veulent se confronter à ce monde, ils le font, libre à eux, mais là je ne m'en occupe pas. Ce serait très malhonnête de faire croire à ces patients qu'ils vont devenir artistes comme ça, car on sait très bien que dans la réalité, la vie d'artiste est très difficile. Pour 10% de temps en atelier, il faut faire 90% de "public relation", de tractation, etc. autrement dit, il faut gérer une carrière d'artiste. Ça, ça devient compliqué. Vous avez le travail de création lui-même et après vous avez la gestion d'une carrière, ce n'est quand même pas du tout pareil. Nous en tant que soignants, nous ne sommes pas des galeristes.
BN : Je voudrais vous poser la question du langage. Dans une vidéo présentée lors de l'exposition qui s'est tenue à l'Hôtel-Dieu de Toulouse, vous avez abordé l'art comme étant une façon de quitter le langage articulé, qui est la parole, pour aller vers un autre type de parole...
Dr Granier : Il y a des personnes qui n'arrivent pas à parler, à s'exprimer, les mots manquent, ils ne viennent pas bien, etc. Donc on utilise d'autres canaux d'expression. Ça peut être la musique, ça peut être l'écriture, ça peut être la peinture, peu importe, ça peut être le langage corporel aussi ou le théâtre. Au départ comme il y a cette difficulté de la mise en paroles, on contourne cette difficulté, par d'autres techniques d'expression, et plus tard, une fois que le sujet a appris à s'exprimer avec les autres techniques, on peut revenir plus facilement à la parole.
BN : Est-ce qu'il n'y a pas un problème dans la façon dont on communique et dont on s'exprime dans notre société ? Est-ce qu'il ne manque pas justement ces autres moyens d'échange et de communication ?
Dr Granier : Le monde actuel est difficile à vivre, on peut être empêtré là-dedans et avoir du mal à y voir clair et donc à exprimer ses difficultés, mais ça ce sont des difficultés d'ordre social, or nous quand même, nous traitons surtout des difficultés d'ordre psychologique. Il faut se méfier de ne pas toujours attribuer au monde extérieur à la société, aux événements autour de nous, la cause unique de tout ce qui nous arrive. Pour un événement donné, vous prenez dix personnes, elles vont réagir de façon différente. L'événement extérieur souvent sert de révélateur, il est la circonstance qui révèle que l'on a des difficultés à réagir, à s'adapter, à mettre en mots etc. Il ne faut pas mélanger les facteurs extérieurs et les facteurs intérieurs, même si après coup ils se combinent.
BN : Avez-vous des patients qui continuent de revenir à l'atelier même après avoir quitté les services de l'hôpital ?
Dr Granier : Après des années, oui, bien sûr, parce que au long terme, l'objet culturel devient un objet d'investissement existentiel. A ce moment-là, ceux qui ont cette fibre artistique vont avoir tendance à s'adonner essentiellement à la pratique artistique.[...] Mais il ne faut pas non plus l'idéaliser de façon à encourager un risque, un danger, qui est que certains s'enferment dans une bulle, la bulle de la création.
Il y a un moment où les artistes normaux, dans leur atelier, ont besoin d'avoir la tranquillité pour créer avec leur imagination, mais ils savent aussi sortir de cette bulle, pour ensuite gérer une carrière pour se mettre en valeur. Or il y a certains patients qui eux, ont tendance à s'enfermer là dedans et n'ont pas du tout le souci de la reconversion et de la traduction sociale.
BN : Cette bulle est une protection...?
Dr Granier : Voilà, parce que très souvent l'un des principaux symptômes de la maladie, c'est la difficulté, la perte des compétences sociales (c'est-à-dire des relations sociales), d'où beaucoup de formes d'auto-exclusion... de renfermement. Quand Dubuffet disait à l'époque, à propos de l'art Brut que c'étaient les méchants médecins qui avaient enfermé les malades dans les asiles et puis que cette oppression les aurait amenés à créer, c'est un mythe, c'est complètement faux. Aujourd'hui, les patients sont pour la plupart dehors, il n'y a donc pas cette idée d'enfermement, il y a plein d'autres moyens thérapeutiques qui n'existaient pas à l'époque, il y a les médicaments, ce qui permet de sortir beaucoup plus vite d'une hospitalisation, mais il n'empêche que les patients eux, ils ne sont pas dupes, et ils savent très bien que la prison est intérieure. La prison c'est la maladie.
BN : En conclusion, y a-t-il quelque chose d'essentiel que vous voudriez dire à propos de cette pratique ?
Dr Granier : De fait, elle se développe de plus en plus, surtout depuis les années 1980, et ça concerne de plus en plus de monde, que ce soit dans les hôpitaux ou même à l'extérieur des hôpitaux, et ça va concerner toutes les tranches d'âge. Il y a même des gens qui ont des maladies physiques, somatiques, pas psychiatriques, mais qui, face à la maladie physique, ont eux aussi besoin d'utiliser d'autres moyens d'expression. Même ceux-là peuvent avoir recours à l'art thérapie. Il n'y a pas que les cas psychiatriques purs et durs.