C’était il y a 50 ans. Bloody Sunday….

Episode tragique de l’histoire de l’Irlande, marquée par ce dimanche noir qui vit périr 13 innocents.

Le 30 janvier 1972, une marche pacifique tourne au drame et signe une nouvelle étape dans le conflit irlando-britannique.

Chanté par le groupe U2 , "Sunday Bloody Sunday" demeure gravé dans les mémoires et des commémorations auront lieu dès le 27 janvier 2022.

Bloody Sunday : des affrontements entre catholiques et protestants

Depuis 1968 les échauffourées entre Catholiques et Protestants se sont aggravés en Irlande du Nord et ont pris une telle ampleur qu’à l’été 1969, le gouvernement britannique envoie des troupes.

Les affrontements deviennent néanmoins si violents qu’en août 1971, le gouvernement rétablit une loi qui permet l’internement sans jugement de toute personne déclarée suspecte.

En guise de protestation, et dans le cadre de la lutte contre la discrimination contre la minorité catholique, l’Association pour les droits civiques en Irlande du Nord (NICRA) décide d’organiser une grande marche pacifique le 30 janvier 1972 à Derry, durant laquelle la députée catholique Bernadette Devlin devait prendre la parole.

Bloody Sunday : une marche pacifique qui dégénère….

Malgré les tentatives de négociation de l’organisateur Ivan Cooper, la manifestation est déclarée illégale par les autorités anglaises ; pour empêcher le cortège d’atteindre le Guildhall, le général Robert Ford, commandant des forces armées britanniques en Irlande du Nord, fait ériger des barricades, isolant ainsi le centre-ville, et demande le renfort du Premier bataillon du régiment de parachutistes.

Vers 15h25 le cortège de plus de 10 000 personnes passe à hauteur du quartier du Bogside mais à l’angle de la William Street et de Rossville Street il se heurte aux barrages de l’armée et de la police ainsi qu’aux parachutistes.

Une certaine confusion règne parmi les manifestants quant à la route à prendre et la tension monte avec les forces de l’ordre ; injures et projectiles divers volent sur les soldats gardant la barricade.

Ceux-ci ripostent avec des tirs de balles en caoutchouc, des canons anti-émeutes et des gaz lacrymogènes.

… et vire au drame

Il est un peu plus de 16h quand les premières victimes s’écroulent sur William Street, blessées par les tirs de fusils du premier bataillon de parachutistes. L’armée tire désormais à balles réelles !

13 personnes, de 17 à 41 ans, perdent la vie dans ce massacre des innocents lors de ce 'Bloody Sunday'

  • Jack Duddy, 17 ans, tué alors qu’il traversait en courant Rossville Street.
  • Michael Kelly, 17 ans, reçut une balle dans l’estomac et mourut peu après
  • James Wray, 22 ans, fut blessé en traversant Glenfada Park, et achevé à bout portant.
  • Gerald McKinney, 35 ans, reçut une balle en pleine poitrine alors qu’il se rendait aux soldats mains levées à Glenfada Park.
  • William McKinney, 26 ans, tué alors qu’il porte secours à Gerald MacKinney.
  • Gerald Donaghey, 17 ans, touché à l’abdomen, décède sur le chemin de l’hopital.
  • John Young, 17 ans, fauché par une balle en pleine tête.
  • Michael McDaid, 20 ans, même sort que John Young au même endroit.
  • William Nash, 19 ans, reçoit une balle en pleine poitrine, alors qu’il secourait un blessé
  • Patrick Doherty, 31 ans, abattu d’une balle dans le dos, il meurt sur le coup.
  • Bernard McGuigan, 41 ans, tué d’une balle dans la tête alors qu’il est allé aider Doherty en agitant un mouchoir blanc

William Mac Christal (témoin) : « Je me trouvais sur Chamberlain street derrière une bande de jeunes qui jetaient des pierres.

J’ai vu de l’autre coté de Rossville Street, par terre, un jeune en larmes ; j’ai couru vers les lotissements lorsque j’ai entendu des tirs venant de William Street. Une balle a sifflé au dessus de ma tête et est allée se loger dans le mur d’en face. Quelqu’un venait d’être touché. J’ai vu le père Daly penché sur le corps d’un jeune. Il y avait un autre homme qui l’assistait. J’ai couru leur proposer mon aide, je me suis agenouillé, l’armée nous tirait dessus, au dessus de la tête. Les balles venaient de notre dos et allaient percuter le mur d’en face. Arrivé sur place je n’ai vu près du corps ni arme, ni pistolet, ni bombe à clous ou pierre. Nous avons transporté le corps à travers High Street vers Waterloo Street.

Nous l’avons étendu et Monsieur MacCloskey l’a recouvert d’un édredon. A ce moment il était mort. Il s’appelait Jackie Duddy. »

L’enquête de 1972

Il existe deux versions : selon les britanniques, les parachutistes ont riposté à des tirs de l’IRA, mais selon les manifestants, l’armée britannique a délibérément tiré sur une foule désarmée.

Menée par Lord Widgery, la première enquête, quelque peu expéditive, conclut que l’armée britannique répondait aux tirs de l’IRA. Or aucune arme n’a été retrouvée sur les lieux parmi les manifestants, et il n’y a eu aucune victime militaire….

Cette journée noire désormais gravée dans l’Histoire sous le nom de Bloody Sunday marque un tournant important dans le conflit nord-irlandais : l’IRA voit ses rangs s’accroître et l’armée britannique perd toute crédibilité dans l’esprit des républicains.

John Lennon avait déjà rendu hommage aux victimes en 1972, avec son album, Some Time in New York City...

L’enquête Saville (1998)

Face aux nombreuses critiques survenues suite au documentaire diffusé sur Channel 4, le 16 Mai 1997, dans lequel quatre soldats révèlent anonymement que les parachutistes ont tiré dans la foule, le ministre Tony Blair fait rouvrir l’enquête sur ces événements en 1998.

Il confie l’enquête au juge Mark Saville. C’est l’enquête la plus longue de l’histoire judiciaire britannique : le juge rendit son rapport en juin 2010, après avoir auditionné, entre 1998 et 2004, 921 témoins et examiné 1555 témoignages écrits.

L’enquête révèle que plusieurs soldats ont menti, que les victimes du Bloody Sunday ne représentaient aucune menace et n’étaient pas armées….

Aucun avertissement n'avait été donné aux civils avant que les soldats n'ouvrent le feu et aucun des soldats n'a tiré en réponse à des attaques de kamikazes ou de lanceurs de pierres. Les parachutistes ont perdu leur sang-froid et ont tiré sans discipline.

À la publication de ce rapport, le Premier ministre David Cameron présenta des excuses historiques à la Chambre des Communes et aux habitants de Derry et déclara que les tueries étaient 'injustifiées et injustifiables'.

L’enquête du PSNI (2010)

Le service de police d'Irlande du Nord (PSNI) a ouvert une enquête pour meurtre après la publication du rapport Saville en 2010.

Ce n’est qu’à la fin de 2016 que les détectives ont pu soumettre leurs dossiers au ministère public (PPS)

Le 12 mai 2017, les procureurs examinent les diverses accusations et envisagent de poursuivre 18 soldats pour leur implication dans Bloody Sunday, ainsi que certains soldats pour parjure.

L'identité des 18 soldats ne sera pas divulguée, ils sont désignés par des lettres de l'alphabet qui leur ont été attribué au moment de l'enquête Saville.

Des poursuites ?

Les familles ont obtenu la vérité et des excuses officielles, désormais elles réclament justice. Mais si longtemps après les faits, quelles preuves présenter devant une cour de justice ? Un procès est-il encore pertinent ?

Sir Hugh Orde, ex-chef de la police du PSNI de 2002 à 2009, se demandait s’il fallait vraiment continuer, l’enquête ayant déjà couté plus de 200 millions de livres sterling et duré 12 ans. Certes on ne peut pas simplement tirer un trait sur le passé, mais il faut le gérer différemment, trouver le moyen de panser cette blessure encore si douloureuse.

Une amnistie est même envisagée et suggérée par certains membres du gouvernement. Lord Richards (ancien chef d'état-major de la défense), pense qu’une amnistie tant pour les militaires que pour les anciens membres de l’IRA, pourrait être un apaisement et permettre aux victimes et aux familles d’atténuer leur peine : "Combien de temps encore ces gens, des deux côtés, qui ont maintenant un certain âge, doivent-ils encore supporter cela ?"

En septembre 2018 les victimes et leurs familles peuvent bénéficier d’indemnisations. Michael Quinn a ainsi reçu 193 000 £ à la Haute Cour de Belfast ; il avait 17 ans quand sa pommette a été brisée par un soldat en ce Bloody Sunday.

L’impossible procès du "Bloody Sunday"

Mars 2019. Finalement, un seul soldat, le soldat F, sera poursuivi pour les meurtres de James Wray et William McKinney.

Il est également inculpé pour les tentatives de meurtre de Patrick O'Donnell, Joseph Friel, Joe Mahon et Michael Quinn.

Des manifestations eurent lieu au printemps pour défendre les soldats britanniques. La plupart d’entre eux étaient jeunes, ils obéissaient aux ordres.

Pour Jacqueline Smith, qui a servi dans l'armée à Derry, il est injuste que des soldats britanniques soient désormais poursuivis alors que certains républicains irlandais soupçonnés d'être impliqués dans des crimes terroristes n’ont jamais été inculpés.

Le 2 juillet 2021, il a été annoncé que le soldat F ne serait finalement pas jugé.

Cette décision fait suite à l’acquittement de 2 autres soldats, l’un accusé du meurtre de Joe McCann (membre de l’IRA) dans une autre affaire, dite l’affaire de Belfast, et l’autre impliqué dans la mort du jeune Daniel Hegarty, qui a reçu deux balles dans la tête à Derry le 31 janvier 1972 pendant l’opération Motorman.

"Nous continuerons à nous battre"

Les familles des victimes se sont engagées à lutter contre cette décision.

Pour le cinquantième anniversaire du Bloody Sunday, des commémorations seront organisées dès le 27 Janvier 2022, notamment plusieurs concerts. Les organisateurs ont déclaré que les événements, qui comprendront également un spectacle de lumière à Guildhall Square, seraient un "hommage approprié" aux victimes du Bloody Sunday et à "tous ceux qui ont perdu la vie dans le conflit en Irlande".

Le président du Bloody Sunday Trust, Tony Doherty, a déclaré que la campagne pour la justice des familles des morts et des blessés signifiait que Derry pouvait fièrement prendre sa place parmi les villes du monde qui ont lutté pour la justice.

Jean Hegarty, dont le frère Kevin McElhinney était l'une des victimes, a déclaré que les familles avaient passé de nombreuses années sans faire face à leur perte, mais a ajouté : "Nous regarderons en arrière avec tristesse mais nous pouvons regarder vers l'avenir avec espoir".