Le libre-arbitre, au sens stricto sensu, est la faculté qu’aurait l’être humain de se déterminer librement et par lui seul. Cette faculté a fait l’objet de diverses analyses, pour tenter de déterminer si elle existait réellement ou si elle n’était en réalité qu’une illusion. Des philosophes de la Grèce Antique à celles et ceux d’après-guerre, comme Jean Paul Sartre et Hannah Arendt, en passant par Spinoza et Descartes, plusieurs thèses s’opposent. Pour tenter de répondre à la question, le libre-arbitre existe-t-il, nous commencerons par explorer diverses expériences de la liberté, à travers la liberté absolue de Jean-Paul Sartre, la liberté modérée de Descartes et la liberté collective d’Hannah Arendt.

Nous continuerons ensuite sur les différentes expériences du déterminisme, notamment avec l’illusion du libre-arbitre de Spinoza, le lien entre liberté et moral chez Nietzsche, et chez Kant. Enfin, nous terminerons sur une révision de la notion de libre-arbitre, en en faisant un postulat pour des raisons pratiques et en le considérant comme un faux problème.

Liberté absolue, modérée ou collective

Pour Jean-Paul Sartre, nous sommes « condamnés à être libre », c’est – à – dire que nous n’avons pas d’autres choix que de faire un choix : le non-choix n’existe pas et l’Homme a une capacité absolue à choisir. Pour Sartre, notre existence est contingente et nous sommes jetés dans le monde sans pouvoir donner notre avis, nous exerçons donc notre liberté maximale tout le temps, même lorsque que nous supposons y renoncer.

Nous ne pouvons échapper à notre rêve fondamental, qu'est la liberté, qui nous permet de façonner le monde à notre image. En ce sens, dans la philosophie sartrienne, la liberté n’est pas un attribut mais un fondement à notre existence, elle fonde le monde et le façonne, même dans les moments les plus extrêmes. En effet, Sartre a affirmé que "jamais nous n'avions été plus libres que sous l'occupation allemande", parce que c’est dans la solitude que l’Homme a le plus conscience des autres et donc y exprime sa liberté la plus totale.

Le libre-arbitre est donc constamment prouvé, par l’Homme qui façonne le monde à son image et qui n’a pas d’autres choix que de l’exprimer pour affirmer son identité. L’Homme nait, se définit par ses actions et donc son existence, avant qu’elle ne se fige lorsqu’il meurt.

Pour René Descartes, ce libre-arbitre est le « plus bas degré de liberté » puisqu’il n’est déterminé par aucun motif, c’est-à-dire qu’il n’est pas conscientisé par le sujet : c’est la liberté d’indifférence. De fait, le philosophe reconnait une grande confiance dans la capacité du libre- arbitre, qu’il conçoit comme une fermeté et une constante résolution à bien agir.

Toutefois, cette liberté d’indifférence est signe d’une carence dans ses connaissances, qui implique donc lanécessite de coupler le libre-arbitre avec la morale, la volonté d’aller vers le plus grand bien. En sommes, pour Descartes, la volonté d’aller vers le plus grand bien serait spontanée chez l’Homme et, dans le cas, où nous déciderions ne pas tendre vers cet objectif, ce serait justement la preuve de l’existence du libre-arbitre. L’Homme qui cultive la liberté est généreux, dans le sens ou son âme est bien née, raison pour laquelle Descartes cultive un fort intérêt pour le libre- arbitre. En effet, il permet de développer la connaissance de la liberté, qui est la plus grande des vertus, nous permettant d’agir moralement c’est-à-dire d’être plus serviable que les autres.

Cette attitude permet certainement d’atteindre une plus grande conscience collective.

En effet, Hannah Arendt, dans son ouvrage La Crise de la Culture, décrit la liberté comme une capacité d’interagir avec les autres : elle ne peut pas être envisagée seule. La définition de la liberté à donc une forte connotation politique, être libre c’est vivre une vie politique ce qui est bien évidemment impossible dans une dictature. Arendt admet doncl’existence du libre-arbitre, mais qui ne peut se concevoir seul, uniquement au sein d’une collectivité. Elle réfute le christianisme, qui est propice, selon elle, à la dépolitisation de la société et donc de la disparition de la vie en société.

A contrario, lors d’une révolution, un individu est pleinement libre puisque la collectivité agit politiquement et donc existe. Lorsque cette expérience politique est perdue, la liberté rentre dans la subjectivité et ne s’exerce plus en société. Pourtant, chez Hannah Arendt, la liberté n’existe qu’au sein de l’agir politique, en société, mais pas dans les deux autres activités caractéristiques de la condition humaine : l’œuvre et le travail. Sa conception du libre-arbitre est, de surcroit, plus limitée, avec une allusion clairement politique et qui ne s’envisage que dans un groupe. Ceci nous amène à nous questionner sur les limites du libre-arbitre, et sur le fait qu’il n’est possiblement qu’une illusion, pour masquer le caractère déterminé de l’Homme qui n’a pas le choix dans ses actions et ses choix.

L’œuvre de Spinoza est une bonne représentation de la supériorité du déterminisme, dans laquelle le libre-arbitre est illusoire puisque les Hommes ignorent les causes qui les poussent à agir. En effet, nous désirons peu les choses qui nous entourent, ce qui nous amène à passer rapidement d’une cause à une autre sans y prêter attention : on a donc l’impression de choisir entre l’une ou l’autre mais ce libre-arbitre est en réalité faussé. Par exemple, un ivrogne croit être libre alors qui ne l’est pas : il pense choisir entre pouvoir boire ou non mais il est en réalité addict à l’alcool, la vraie raison qui le pousse à boire. Pour Spinoza, le monde n’est pas contingent, ce qui implique que les causes sont déterminées par leurs précédents, et que le libre- arbitre n’a pas sa place.

Attention toutefois à ne pas penser qu’un ordre est défini d’avance : une cause dépend de sa cause précédente mais il n’est pas nécessaire que l’enchaînement descauses prennent une direction prédéfinie. Il n’y a donc pas de libre arbitre, mais des causes qui dépendent de causes antérieures, donc leur connaissance serait notre liberté : en être conscient sans pouvoir les changer.

Plus qu’une illusion, une invention ?

C’est en tout cas le point de vue de Nietzsche, pour lequel le libre arbitre est une invention de la morale chrétienne, qui a pour objectif d’inscrire la liberté dans le domaine de la morale, car il rend possible la responsabilité et donc l’imputabilité de la faute.

Pour Nietzsche, la seule liberté qui existe est la liberté biologique, elle doit donc être pensée comme un mouvement et comme une lutte. Le libre-arbitre ne serait donc qu’une illusion, résultant de l’ignorance des causes qui nous pousse à agir, le philosophe est dans ce sens assez proche de Spinoza. Toutefois, Nietzche considère qu’il existe une volonté forte et une volonté faible, opposant l’Homme qui a refusé sa moralité et qui a retrouvé sa vraie liberté, et celui qui persiste à vivre dans l’illusion qu’il est libre de ses choix. Ainsi, le libre arbitre ne peut être prouvé puisqu’il n’a que pour vocation à moraliser l’Homme et à l’éloigner de son rapport instinctif à la vraie liberté qui est l’innocence.

C’est en contradiction avec la philosophie kantienne, qui n’admet la liberté que dans un rapport déterminé à la morale.

Emmanuel Kant considère que la liberté ne relève que de l’obéissance à une loi que je me suis moi-même créée. Le libre-arbitre n’existe donc que dans un contexte conditionné à la morale. Et c’est précisément pour cette raison qu’il considère qu’un acte peut être à la fois déterminé ou libre. Par exemple, un menteur peut être amené à mentir par une série de causes antérieures, mais il reste un individu doué d’une raison et donc il peut décider de ne pas mentir. Pour Kant, la seconde option reste la meilleure puisqu’elle est en phase de la morale que l’on s’est fixé et qui doit être universelle.

La liberté doit donc s’inscrire dans une vocation universelle, servant les intérêts de la morale. La véritable liberté des Hommes c’est une morale de l’autonomie qui soit universalisable. Nous supposons que nous sommes libres, avec une liberté qui est conditionnée à la moralité. Ainsi, le libre-arbitre n’existe probablement pas au sens strict du terme, et est dépendant d’une autre cause.

L'admettre d'une autre manière

C’est ce que propose Henri Bergson, dans son Essai sur les données immédiates de la conscience, qui conçoit le problème de l’existence du libre-arbitre comme un faux problème. Pour le philosophe, la liberté se refuse à toute définition, donc que l’on essaie de la nier ou de la prouver, on commet la même erreur.

Pour remédier à cette difficulté, Bergson préconise de considérer la liberté comme une fait qui s’impose et donc on ne peut que se contenter de décrire. Si un acte libre est défini par sa contingence, on ne peut pas échapper à son déterminisme, car l’on confond toujours la qualitatif (la liberté) et le quantitatif (la nécessité). La liberté est donc un fait accompli, spontané, le temps qui s’écoule. Pour connaître la vraie nature du libre – arbitre, nous devons donc nous replier sur soi-même, mais ce n’est pas une vie que l’on a l’habitude de mener. Nous sommes en contact uniquement avec le monde extérieur, qui nous permet seulement de compter et de décrire le réel sans le ressentir.

Ainsi, c’est la raison pour laquelle nous ne pouvons que décrire le libre-arbitre et nous contenter de cette analyse visible pour en supposer son existence. La question de l’existence du libre arbitre devient donc obsolète puisqu’il s’agit dorénavant de savoir s’il on est capable de se replier sur moi-même et d’admettre que chacun à sa liberté ; ou alors de se contenter du monde visible qui lie les phénomènes les uns aux autres.

Le libre-arbitre ou le déterminisme en fonction de la réalité du monde choisie

Pour conclure, si l’existence du libre -arbitre peut être perçue, elle est difficilement prouvable étant donné qu’il est d’une grande complexité de comprendre pleinement les causes qui nous poussent à agir. Là où Sartre considère que le libre-arbitre est la base de notre existence, qui ne peut pas s’envisager sans lui, Spinoza réfute cette idée et décrit un Homme ignorant des causes qui le pousse à agir. D’autres auteurs envisagent des libre-arbitres contextuels (Arendt, Nietzche, Kant) en fonction de l’objectif que l’Homme souhaite atteindre : la liberté est conditionnée à une autre cause (la morale, la volonté...). Henri Bergson propose de renverser la table et de considérer cette question comme un faux problème : on ne peut que se contenter de décrire la liberté donc la question de son existence ne se pose pas.