Les sensitivity readers, kézako ? Cet anglicisme qui nous vient directement d'outre-Atlantique définit une catégorie de relecteurs dont la mission, au sein des maisons d'édition, est de dénicher dans les manuscrits des situations, des mots ou des phrases pouvant choquer des lecteurs appartenant à des minorités ou pouvant créer des polémiques.

Les sensitivity readers veulent notre bien... malgré nous

De prime abord, l'idée peut paraître intéressante. Pour un auteur, une relecture, voire plusieurs, est souvent nécessaire avant publication. N'ayant pas suffisamment de recul sur ses écrits, il aurait tendance à ne pas voir ce qui est sous son nez.

Cela fait partie du travail éditorial. Et l'intervention de ces relecteurs connaissant le sujet, étant eux-mêmes membres de ces minorités qui pourraient être abordées dans le textes, peut être un coup de pouce salutaire afin d'apporter de la crédibilité et ne pas tomber dans le cliché ou une image faussée des sujets abordés. En effet, lorsque l'on écrit un roman policier par exemple, il est souvent utile, pour être crédible, de faire relire le manuscrit par un policier qui sera capable de pointer du doigt les erreurs de procédures et permettre ainsi de corriger et de gagner en crédibilité. Cependant, cette louable intention, dans le cas des sensibility readers, est mise à mal dans l'objectif même de leur mission.

Le but n'étant plus de rendre crédible l'histoire, mais de gommer toute aspérité pouvant choquer le lecteur.

Les sensibility readers prennent les lecteurs pour des imbéciles

N'y a-t-il pas une forme d'insulte à l'intelligence en prétendant faire croire que les lecteurs ne sont pas capables de discernement ? Les défenseurs de cette méthode se cachent derrière les enfants pour ne pas qu'ils soient choqués et stigmatisés.

Mais, dans les romans comme dans la vraie vie, il y a des gentils et des méchants. Des noirs et des blancs. Des gros et des maigres. Et parfois, le méchant est noir, gros et bègue. D'autre fois il est blanc, maigre et communiste. Alors, ces minorités outrées achèteront-elles les versions expurgées des ouvrages de Ian Fleming, Agatha Christie ou Roald Dahl ?

Ces mêmes censeurs sont-ils des lecteurs ? Et les maisons d'édition qui cèdent aux pressions de ces mêmes minorités s'en sortiront elles économiquement ? Car là réside, au fond, le noeud du problème : Les livres sont des produits et les maisons d'éditions sont des entreprises qui sont là pour faire de l'argent.

La pression économique, fosse commune des sensitivity readers

Il est toujours bon de rappeler que l'objectif d'une maison d'édition, c'est de vendre. Et si les contenus de leurs Livres sont fades, sans saveur avec des personnages lisses car il ne faut heurter la sensibilité de personne, alors les ventes dégringoleront et le chiffre d'affaire avec. Aujourd'hui, seules les maisons d'éditions anglo-saxonnes font appel à des sensitivity readers.

Les maisons d'édition françaises ne semblent pas (pas encore) sur le point de franchir le cap. Certaines, cependant, acceptent d'éditer les versions expurgées d'auteurs anglophones traduits en français. Nous verrons s'ils rentrent dans leur frais mais, aux vues de la réaction quasi unanime du monde littéraire français, il semble que cela soit une mauvaise opération sur le long terme... mais un bon coup de com' à court terme. Le scandale fait vendre, c'est indéniable.

La littérature, c'est l'outrance, le reflet de notre société, de notre histoire. Vouloir en expurger les mauvais côtés sous prétexte de protéger nos enfants ou ne pas stigmatiser des gens sans défense qui se sentiraient victimes d'ostracisation est vraiment une façon cynique de prendre les lecteurs pour des idiots.

Cette dépense d'énergie pour nous interdire de penser par nous-même est caractéristique d'une époque déboussolée et où les gens s'offusquent pour un oui ou pour un non. La novlangue a pris le pas sur la raison où l'on est choqué pour un rien, faisant perdre ainsi la substance même des mots. Le risque est que les auteurs, anticipant les réactions de ces sensitivity readers, ne s'auto-censurent afin de ne pas avoir de problème au moment de la publication de leur ouvrage. Souhaitons que cela n'arrive jamais et, comme l'a si bien déclamé récemment l'auteure américaine Lionel Shriver dans un article passionnant et passionné sur le thème des sensitivity readers : Ôtez vos sales pattes sensibles de mes livres !