A ses débuts, Nino Ferrer écrivit cette mystérieuse chanson : Ma vie pour rien. Était-ce encore une de ces giboulées passagères qui apportèrent tant d'autres morceaux ? Était-ce au contraire l'un des signes précoces d'une météo intime à jamais contrariée, dont les traînées sombres seraient durablement visibles, au point de brusquement se coaguler en un cyclone bien plus irréparable que les premiers déchirements sentimentaux? Difficile, en tout cas, lorsqu'on s'intéresse à Nino Ferrer, de ne pas attacher de l'importance à cette chanson, reprise en plusieurs endroits sensibles dans sa discographie.
Nino Ferrer a souvent remis ses fers au feu, ses chansons sur l'établi, mais dans le cas de Ma vie pour rien, le geste dépasse la coquetterie ordinaire du créateur éternellement insatisfait pour rejoindre cette obsession de boucler les cycles, de fermer soi-même les portes, puis de nettoyer devant pour ne rien laisser aux chiens errants du show-biz, aux grappilleurs de sépultures. Nino savait-il seulement qu'il se suiciderait lorsqu'il bouscula à l'origine sur le papier ces mots qui résonnent comme une première alerte : « Je n'ai plus d'argent ni d'amis/J'ai jeté ma guitare au feu/Mais j'ai la poisse qui me suit/Nous sommes comme deux amoureux » ? Peut-être que de tels germes étaient installés chez lui depuis longtemps sans que rien, ni le succès, ni l'argent, ni l'amour, ni la sagesse de l'âge, ne soit jamais parvenu à les en déloger.
Aussi, en 1994, lorsqu'il choisit de ressortir la chanson de ses cartons de jeunesse, Nino songe-t-il peut-être déjà à lui conférer une résonance nouvelle, ce qui sera chose faite, malheureusement, quatre ans plus tard.
Un romantique
Certes, au départ, Ma vie pour rien n'est qu'un blues de petit Blanc délaissé par une fille, schéma classique, quasiment générique, des prémices du rock mariné aux épices du rhythm'n'blues.
Pourtant, chez lui, l'accent du désespoir saisonnier possède immédiatement des échos plus profonds et plus durables que chez la moyenne des chanteurs – français et anglais confondus –, et il parvient à atteindre ce degré de sincérité qui était celui des bluesmen originels. La chanson, comme quelques-unes de la même époque ou d'autres qu'il écrira ensuite – rarement les plus célèbres –, trahit une forme de déséquilibre anticipant une lente chute, une forme d'inaptitude au bonheur, d'inquiétude mortifère, que personne néanmoins ne voulut croire incurable.
Alors qu'elle l'était. Nino Ferrer est l'héritier avoué des romantiques du XIXe, sa vie lui apparaît déjà consumée, brûlée vive à vingt ans, et il ne voit en l'avenir – sa vie d'adulte, sa vie d'artiste aussi – qu'une longue et lente agonie de ces feux de la jeunesse. Une posture ? Peut-être, mais tout parmi les pistes mises au jour de l'existence de Nino Ferrer conduit à ce carrefour tortueux des premières chansons où il confesse son mal-être, dénude avec une franchise peu habituelle chez les chanteurs de variétés des tourments qui l'accompagneront à chaque instant.
Une personnalité multiple
Lorsque le regard, armé de la focale sélective des souvenirs, balaye de loin la vie d'un artiste complexe comme Nino Ferrer, quelle image retenir au juste?
Peut-être celle d'un jeune chien fou, blond et maigre dans un costume rayé taille yé-yé, qui aboie une histoire de chien fugueur dans une langue plus proche du Journal de Spirou que de Stendhal. « Z'avez pas vu Mirza ? » Peut-être celle d'un patriarche jouant à la fin de sa vie le rôle de Dieu dans une comédie musicale un peu en avance sur la mode. Peut-être enfin, dans la fleur de l'âge, ce gentleman-farmer coiffé d'un chapeau et posant aux côtés d'une belle panthère aussi noire que nue pour la pochette de l'album Nino & Radiah, qui contient son standard le plus célèbre : « C'est un endroit, qui ressemble à la Louisiane », etc. Aucun de ces clichés, cela va sans dire, ne circonscrit la personnalité de Nino, pas plus que les personnes qui l'ont accompagné au fil de sa vie ne se risquent à porter un jugement péremptoire sur un homme qui savait mieux que personne changer en un temps record d'humeur et d'envies, de décor ou de discipline artistique.
Envoyer valser les étiquettes, en dehors d'envoyer valser tout le monde lors de ses légendaires crises de colère, fut l'un des sports qu'il pratiqua avec la plus grande régularité. D'où cette impossibilité de l'encadrer au musée de la chanson française, où il faudrait, pour bien faire, lui dédier une salle entière.