“Nous avons 10 ans pour agir”, déclare Hindou Oumarou Ibrahim, militante contre le réchauffement climatique mais aussi Directrice de l’ Association des femmes peules et peuples autochtones du Tchad (AFPAT), lorsqu’on lui demande combien de temps il nous reste pour sauver la planète. Son combat ? Montrer aux grandes puissances que les connaissances et savoirs des peuples autochtones doivent être vues comme des outils et des solutions pour lutter contre le changement climatique.

Issue d’une communauté pastorale semi-nomade prénommée Peule Mbororo, Hindou raconte à Blasting News comment sa communauté a été impactée économiquement et socialement par la crise écologique tout en partageant les solutions à mettre en place afin de remédier à “cette injustice climatique qu’il faut combattre”.

Comme elle le dit si bien : “C’est notre avenir, il ne faut pas les laisser faire!”

Vous avez commencé votre combat à 15 ans. Comment cela s’est-il fait ?

J’ai commencé mon combat contre le réchauffement climatique quand j’étais à l’école primaire. On commençait déjà à voir que les autres enfants nous différenciaient car nous venions d’une communauté nomade. Ainsi je me battais déjà pour que nous soyons reconnus. Ensuite lorsque j’étais adolescente, j’ai eu la chance de continuer d’aller à l’école et c’est là que j’ai vu des sœurs de jeunes filles de mon âge qui se mariaient à 10-12 ans et qui n'arrivaient pas à faire ce qu’elles voulaient.

C’est ainsi que j’ai décidé de construire un cadre pour la protection des droits des jeunes filles. Immédiatement je me suis rendu compte que je ne pouvais pas parler de protection des droits humains sans parler de la protection de l’environnement car mon peuple dépend de l’environnement. Je ne pouvais pas non plus parler des droits des jeunes filles sans parler des droits de toute la communauté.

J’ai donc créé l’Association des Femmes Peules et Peuples Autochtones du Tchad quand j’avais 15 ans et j’ai commencé ce combat dans l’optique d’améliorer les conditions de vie des communautés peules nomades et semi-nomades au Tchad à travers la promotion des droits de l'homme et la protection de l'environnement.

En tant que membre d’une communauté autochtone, le changement climatique vous impacte en premier puisque vous migrez selon le temps et la “nature est votre supermarché”. Comment avez-vous perçu ce changement ?

Quand j’étais enfant je partais avec ma grand-mère pour traire du lait.

Nos vaches ne sont pas laitières comme les vaches de l’Europe qui sont destinées à produire des litres et des litres de lait. Auparavant, elles donnaient au moins deux litres le matin et deux litres le soir. Maintenant, pendant la saison des pluies elles donnent maximum un litre le matin et le soir. Pendant la saison sèche, on trayait une fois le matin ou le soir, mais aujourd’hui, on trait seulement un verre et cela chaque deux jours car le premier jour on trait pour notre consommation et pour la vente et le deuxième on laisse le lait pour le veau. La plupart du temps, il n’y a même pas assez de lait pour les vaches. Cette quantité impacte la sécurité alimentaire au sein de la communauté et donc notre économie qui est basée sur le bétail et ses produits dérivés.

Par ailleurs, il y a plusieurs lacs et plusieurs bras du fleuve qui ont disparu à jamais. Les endroits que je connaissais pendant la saison des pluies que l’on traversait ont complètement disparu. Cela engendre la raréfaction des ressources naturelles et a un impact sur la faune sauvage et la flore. Tout a disparu au fil des années, les insectes, les herbes et les arbres que je connaissais n’existent plus ou très rarement.

Le changement climatique n’est pas seulement un sujet impactant notre environnement mais a aussi un rôle sur le développement de nos sociétés. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Pour nous le changement climatique n’impacte pas seulement la planète. Le changement climatique se voit sur les changements de saisons.

Plus de 70% de la population dépend de l’élevage, de la pêche et de l’agriculture. Ces personnes-là ne dépendent pas d’un salaire à la fin du mois. Si les saisons de pluie ne sont pas bonnes ou si les saisons sèches sont beaucoup plus sèches, notre sécurité alimentaire et notre économie sont impactées. Cela va modifier le mode de vie social des communautés.

Nous essayons de chercher des alternatives pendant la saison sèche, ce qui fait que les hommes partent dans les villes afin de chercher du travail pour finir les mois et subvenir aux besoins de leur famille. Mais il faut du temps pour trouver un emploi en ville, ils vont donc rester plusieurs mois et ne rentreront pas s'ils n’ont pas trouvé car cela touche leur dignité humaine qui est très forte chez l’homme dans nos sociétés.

Cela crée de la migration interne.

Il y a aussi les déplacements des communautés inter-régionaux, ce qui fait qu'ils quittent une région pour aller dans une autre. Tous ces systèmes migratoires internes créent des conflits communautaires et divisent les sociétés car tout le monde veut accéder aux ressources et ils se battent une fois que ceux-ci deviennent rares, ce qui engendre les conflits inter-communautaires.

Vous proposez d’utiliser le savoir traditionnel des peuples autochtones pour obtenir une meilleure résilience pour nos besoins de survie face au changement climatique, cela en les mêlant à la technologie et la science des pays occidentaux. Quelle est votre vision de ce projet ?

Ces connaissances et savoir traditionnels ne sont pas appliqués au niveau international car les gens favorisent les connaissances scientifiques pour sauver la planète.

C’est ici que je ne suis pas d’accord. Si nous partons des connaissances scientifiques et technologiques, ces dernières vont toujours s’arrêter dans des villes, elles ne vont pas arriver dans des communautés rurales qui n’ont que leurs sciences basées sur la nature. J’essaie d’utiliser les sciences modernes, les connaissances traditionnelles et les technologies pour construire des solutions qui répondent aux besoins des communautés. Les scientifiques et chercheurs n’ont pas de connaissances des priorités liées aux communautés et sur comment leurs écosystèmes sont impactés. On ne peut pas décider de solutions sans consulter les communautés qui sont sur le terrain. C’est pour cela que je voudrais utiliser les connaissances scientifiques et traditionnelles de ces communautés pour construire des solutions durables.

Vous avez créé un projet de cartographie participative afin de recenser tous les conseils des communautés autochtones pour gérer les ressources naturelles restantes. Où en est-il ?

La cartographie participative a 3 dimensions se construit avec les communautés, en identifiant l’ensemble des connaissances et savoirs traditionnels de ces dernières que l’on répertorie par rapport aux années précédentes et par rapport au futur. Cela crée un échange intergénérationnel entre les personnes âgées et les jeunes mais aussi entre les hommes et les femmes. Une fois que l’on a fini, on digitalise la carte. Nous avons donc une carte brute et une carte digitalisée. Cela permet la planification et la prise de décision par les communautés dans la gouvernance des ressources, et aussi de discuter avec les gouvernements s'ils doivent décider de politiques ou de législations.

Ainsi, ils prennent en compte les besoins des communautés car c’est elles qui connaissent mieux leur environnement. Cela permet également de faire participer les communautés s'il y a un projet de développement pour échanger avant de le mettre en place. Elles peuvent avoir leur mot sur les projets et participer au développement de leur région.

En 2015, la COP21 vous a donné la parole. Les savoirs traditionnels des communautés ont été pris en compte pour la première fois et les peuples autochtones ont été valorisés. Comment percevez-vous votre statut 5 ans plus tard ?

A la COP21 nous avons négocié pour la reconnaissance des droits des peuples autochtones et pour que leurs connaissances et savoirs soient reconnus comme des outils et des solutions afin de lutter contre le changement climatique.

Les Etats l’ont enfin reconnu pour la première fois après vingt ans de négociation. Les savoirs des peuples autochtones sont désormais vus comme une solution au réchauffement climatique et les États ont également décidé de créer une plateforme d'échange des connaissances et savoirs traditionnels des peuples autochtones et des communautés locales dans la décision 135 de l’Accord de Paris. C’est une de mes fiertés qu'après tout ce combat, ils reconnaissent que nous sommes aussi des ingénieurs de notre environnement et que l’on peut le protéger. L’année dernière, il y a eu le rapport du GIEC qui dit que les terres les mieux protégées sont celles où vivent les peuples autochtones.

On avance pas à pas, mais on n’a pas encore atteint ce que l’on veut et le temps presse car il y a l’urgence.

Suite au COVID-19, la COP26 a été reportée, aucune date n’a encore été fixée. Vous déclarez que nous avons moins de dix ans pour lutter contre le changement climatique. Que pensez-vous de cette décision ?

Malheureusement la crise sanitaire touche le monde entier. Je pense que ce n’est pas le fait de reporter la COP qui va arrêter les actions. Ce qu’on a besoin n’est pas seulement de venir parler ou de négocier, même si cela est très important car cela aide à prendre des décisions collectives dans le monde entier. Ce n’est pas parce que ces réunions ont été reportées à l’année prochaine que les actions doivent s’arrêter. On n’a pas le temps, les saisons ne s’arrêtent pas parce qu'il y a le COVID.

Donc avec ou sans la COP j’appelle aux actions.

Comment pouvons-nous mettre en place des actions concrètes sur les terrains ?

Pour nous ce qui est important c’est de retenir les leçons apprises du COVID et de se rappeler comment les Etats se sont engagés à s’activer pour rebooster l’économie et la science. Mais il n’y a pas de vaccin pour le changement climatique, les seuls vaccins qu’on a c’est de mettre des actions concrètes sur le terrain pour l’adaptation et l'atténuation du changement climatique comme d’arrêter les fossiles ou rénover tous les bâtiments pour qu’ils soient respectueux de l’environnement et à faible consommation. Il faut arrêter tous les charbons et partir sur les énergies renouvelables.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier le financement réel pour la lutte contre le changement climatique. En 2009, les pays développés avaient promis 100 milliards de dollars pour apporter aux pays les moins avancés dans le cadre du changement climatique d’ici 2020. On est déjà fin 2020, et les 100 milliards ne sont pas réunis. Il n’y a pas la volonté politique, c’est cela qui est déplorable et qu’il faudrait doubler en action. Nous avons 10 ans pour agir, ils voient que 10 ans c’est loin. Donc qu’est ce qu’ils attendent pour faire des actions?

Comment pouvons-nous faire pour que les citoyens du monde entier se sentent individuellement concernés par la crise écologique ?

La Covid a touché des présidents des grandes puissances comme les Etats-Unis, l'Angleterre, des gouvernements mais aussi des grands acteurs, des personnalités.

Ainsi, les gens se sentent tout de suite concernés car cela peut toucher les riches et les pauvres, les pays développés et ceux en développement. Mais pour le changement climatique, il y a une injustice car ce sont ces personnes qui bénéficient et créent ces changements climatiques mais s’il fait un degré de plus, ils peuvent mettre la climatisation, s’il fait un degré de moins, le chauffage. Or, les plus pauvres et vulnérables n’ont pas ce luxe d’ajuster le climat ou d’aller dans un supermarché pour acheter bio et manger. C’est cette injustice climatique qu’il faut combattre. Nous sommes tous des êtres humains et nous sommes tous égaux. On n’a pas le temps et on doit lutter contre cette injustice climatique et faire l’inclusion de tout le monde. C’est notre présent et c’est votre avenir qui est en jeu, il ne faut pas les laisser faire!

Lisez les entretiens avec Svein Tveitdal, Carlos Nobre et Jeroom Remmers, qui font partie de la série BlastingTalks sur le réchauffement climatique.