Qu'est-ce que la loyauté ? Et surtout, qu'induit cette notion ? Elle est souvent assimilée à la sincérité, à la droiture, au dévouement. Elle peut également évoquer une fidélité presque « sans bornes » à une personne ou à une cause. Ce terme, bien que très souvent employé, reste très vague. La discipline de la thérapie familiale semble être la première à avoir tenté de définir le terme, et surtout l'une de celle qui l'utilise le plus. Ivan Boszormenyi-Nagy, psychiatre, pionnier en matière de thérapies familiales depuis les années 1950, traitera du sujet des loyautés « invisibles », dans son ouvrage intitulé « Invisible Loyalties, Reciprocity in Intergenerational Family Therapy »[2].



Dans une approche plus philosophique de la notion de loyauté, Jacques Derrida la définira de la manière suivante : « Un devoir qui ne doit rien devoir pour ce qu'il doit faire »[3]. Ainsi, la loyauté serait un devoir, conscient ou non, qui ne devrait pas avoir de dette. Toutefois, cela est-il possible ? Cette idée rejoint les propos d'Ivan Boszormenyi-Nagy lors d'une conférence : « La loyauté permet d'exercer son droit de donner plus que de rembourser ».[4] Il s'agirait alors par le biais de la loyauté d'avoir le droit de donner, mais aussi de recevoir, même si les manières de le faire sont différentes. Dans une démarche plus sociologique, c'est en tout les cas ce que nous dit Marcel Mauss dans son « Essai sur le don »[5], où il développe l'idée qu'aucun « don » n'est gratuit, et est en attente d'une réponse équivalente, une réciprocité.

Selon lui, refuser le « don », équivaut à refuser un lien social. Mais comment se construit cet échange entre individus ? S'agit-il d'un contrat explicite ? Et comment quantifier le don ou la dette ?

Pierre Michard, philosophe et docteur en psychologie, propose une définition de la loyauté : « La loyauté est spontanément jumelée, par le sens commun, à une aliénation dans un groupe sectaire dirigé par un maître, un gourou, qui exigerait une obéissance aveugle et une approbation sans faille, qui n'autoriserait ni critique, ni débat.

Certains clientélismes de type mafia existent effectivement et se perpétuent grâce à la loyauté. Sans se référer à un système d'ordre codifié et contractuel, ils prospèrent sur la base de la parole donnée. Ce que l'on quémande ne se chiffre pas au départ, mais engendre une obligation en dehors de toute comptabilité. Étrangement, une telle définition est aussi pertinente pour l'amitié.

Dans les deux cas, s'appartenir, c'est disposer d'avoirs et de comptes appariés ».[6] Ainsi, la loyauté est effectivement source de don et de contre don, non quantifiable en terme de comptabilité, mais qui doivent alors obéir aux représentations que chacun peut de faire de la « valeur » du don ou de la dette. De même, puisqu'il n'existe aucun contrat explicite, la parole donnée prime, mais celle-ci doit-elle être verbalisée ou se fait-elle implicitement ? Des délibérations ne semblent pas nécessaires pour qu'elle se mette en place, mais Pierre Michard dans cette définition évoque tout de même une sorte « d'aliénation », et « d'obéissance aveugle ». Vue sous cet angle, la loyauté serait alors susceptible de poser problème au niveau de l'objectivité, la personne étant guidée par la dette ou le don.

Et puisque nous sommes redevables, il s'agirait d'accorder une confiance aveugle et sans faille à une personne, un groupe ou une cause, et donc d'être en capacité d'oublier ou tout du moins mettre entre parenthèses nos propres attentes ou normes.

D'un point de vue psychologique, la loyauté telle que décrite précédemment serait un frein dans la quête de l'idéal de l'autonomie. En effet, cela supposerait que notre pensée soit aliénée par les mécanismes liés à la notion de dette, et ainsi il n'y aurait plus de place pour une pensée individuelle propre et indépendante. Dans ce cadre, la loyauté devient alors source de culpabilité et de peur de ne pouvoir « rendre » ce que nous « devons ». Toutefois, un autre type existe, une forme de loyauté libérée de toute obligation psychique de se sentir redevable ou coupable.

Cette dernière est basée sur les relations et les liens que nous entretenons. Les liens sociaux peuvent être sources de confiance, de respect, et ils se construisent dans le temps. Ainsi, une loyauté peut se créer, sans avoir été verbalisée, contractualisée, et elle sera alors basée sur l'histoire de la relation. Même si elle suppose après coup la notion de don et de contre don, elle permettra avant tout d'après l'ouvrage de Pierre Michard « d'accrocher le sujet à une histoire, elle l'enracine dans un contexte ».[7] En d'autre terme, elle participe alors à la construction de l'identité propre à une personne, et ce grâce à son histoire et les liens sociaux qu'elle aura crée. Toutefois, la notion de loyauté est inscrite dans une temporalité, mais jusqu'où remonte t-elle ?

Et quand commence t-elle à se mettre en place ?




[2] Ivan BOSZORMENYI-NAGY, « Invisible Loyalties : Reciprocity in intergenerational family therapy », Brunner/Mazel, 1973

[3] Jacques DERRIDA, « Passions », 1993, p.76, Galilée

[4] Ivan BOSZORMENYI-NAGY, séminaire de Chexbres, 1989

[5] Marcel MAUSS, « Essai sur le don : forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques », PUF, 1973

[6] Pierre MICHARD, « La thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy : Une nouvelle figure de l'enfant dans le champ de la thérapie familiale », p. 171, Boeck Supérieur, 2005

[7] Pierre MICHARD, « La thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy : Une nouvelle figure de l'enfant dans le champ de la thérapie familiale », p. 174, Boeck Supérieur, 2005

[8] Catherine DUCOMMUN-NAGY, « Ces loyautés qui nous libèrent », p.13, JC Lattès, 2006

[9] Pierre LEGENDRE, « L'inestimable objet de la transmission : étude sur le principe généalogique en Occident », p.135, Fayard

[10] Catherine DUCOMMUN-NAGY, « Ces loyautés qui nous libèrent », p.14, JC Lattès, 2006