Nous avons commencé cette nouvelle année 2021 avec un tout nouvel hashtag qui a fait la Une sur les réseaux sociaux et a résonné dans les médias du pays pendant plusieurs semaines : #MeTooInceste. Bien plus qu’un mouvement de libéralisation de la parole, "c’est aussi une libéralisation de l’écoute" selon Alexandra Louis (une députée LREM) qui travaille sur les questions de violences sexuelles à l’égard des enfants. Mais pourquoi encore en 2021, avons-nous toujours cette impression de “tabou” qui plane autour de ce sujet ?

Ce mouvement a émergé après la parution du livre de Camille Kouchner, La Familia Grande, où elle accuse son beau-père Olivier Duhamel d’avoir agressé sexuellement son frère jumeau alors qu’il n’était qu’adolescent.

Politologue, ancien député européen, mais également avocat, Olivier Duhamel est aujourd’hui visé par une série d’enquêtes et ne sortirait plus de son appartement du Ve arrondissement. Ce mercredi 14 avril, entendu par la brigade des mineurs, le politologue avoue avoir agressé sexuellement son beau-fils lorsqu'il était plus jeune.

Enfin, on peut évoquer le récent cas Pierre Ménès, après un documentaire qui a fait l'effet d'une bombe : "Je ne suis pas une salope, je suis journaliste" produit par Marie Portolano. Face à cet amas d'informations et d'accusations sur les réseaux sociaux, comment démêler le vrai du faux et ne pas céder à l'émotion ? Pour prendre le temps nécessaire à ces questions qui sont aussi vastes qu'importantes, Fanny Bauer-Motti, psychologue à La City de Londres, a accepté de nous éclaircir sur le sujet.

Le fait que des personnalités publiques ouvrent le dialogue pousse-t-il vraiment les victimes à parler ? Ne risque-t-on pas de faire de Twitter un tribunal public ?

Oui cela ouvre tout de même la porte à la parole, car les personnalités incarnent des personnages de nos inconscients collectifs. Le fait qu’il y ait une libéralisation de la parole notamment de la part de personnages publics permet de créer un sentiment réparateur.

Certaines prises de paroles sont réellement répatrices, car dans la société d’aujourd’hui, assumer, dénoncer ou parler de ce qui nous est arrivé fait de nous des héros. Maintenant Twitter comme tous les réseaux sociaux comportent le pire comme le meilleur et effectivement, on retrouve le pathologique et le tout névrotique sur ces plateformes.

Le problème est que bien souvent ces tweets,qui ne représentent pas la réalité, construisent ces fameux tribunaux publics. On tombe dans le jugement facile, le lynchage, parfois même l’instrumentalisation pour faire tomber x ou y personne, voire la destruction. Il faut donc faire extrêmement attention à la manière avec laquelle on prend en compte ces accusations.

Sur Twitter, nous n’avons pas accès à tous les éléments, finalement on a accès à un tweet, quelque chose de partiel. Ce qui devait à l’origine devenir un mouvement de libéralisation de la parole devient de l’instrumentalisation. On ne peut pas nier qu’il y a de fausses accusations. On vise beaucoup les hommes médiatiques et tant que la justice n’a pas tranché, c’est dangereux de tomber dans un lynchage sans preuves.

Qu’en est-il du travail de l’écoute ? Comment vivent les patients victimes d’incestes ou d’agressions sexuelles au sens plus global, après l’arrivée de ces mouvements de libéralisation de la parole sur les réseaux sociaux ?

Tout dépend, car c’est finalement aussi singulier qu’une empreinte digitale. Pour moi cela n’a pas d’influence sur le chemin de réparation des agressions sexuelles. Au contraire, j’ai vu certaines personnes qui ont ressenti un sentiment de culpabilité parce qu’elles n’avaient pas le désir de se mettre en avant de cette manière-là. Aujourd’hui, dans les espaces professionnels, les hommes et les Femmes ont en tête ce qui est permis, ce qui est refusé. La vision est beaucoup plus universalisée.

Nous avons davantage conscience de ce qu’est le harcèlement sexuel. En ce sens, la libéralisation de la parole a vraiment aidé et c’est vraiment grâce aux réseaux sociaux.

Pour les cas d’inceste, c'est un peu différent dans le sens où l’enfant vit pendant longtemps avec une honte qui ne devrait pas être la sienne. Il a du mal à se savoir victime car l’adulte a l’autorité, l’adulte représente “la morale” pour l’enfant. Cet enfant a pu vivre un certain nombre d’années sans réellement comprendre ce qu’il a vécu. Ce qui se passe actuellement dans la société, c'est qu’on a réussi à faire passer ces enfants de l’état de victime à une place de “héros”. Je trouve cela extrêmement bénéfique.

Toutefois, comme partout, on trouve l’obscur comme la lumière sur les réseaux sociaux.

Et sur ces plateformes, il y a aussi des gens malades, des gens qui ont besoin de s’inventer un chemin pour prendre une place. J’ai eu des clientes qui ont été très perturbées par ces impressions de mensonges. En un tweet, une parole, on constate que l’on s’approprie nos histoires. Lorsqu'on a réellement subi un viol, il est extrêmement dérangeant de voir d’autres qui utilisent ce trauma pour en créer une fausse identité. La fausseté que l’on peut ressentir sur les réseaux sociaux, le tout anonyme, est très destructeur. Enfin, tout cela a créé une angoisse massive, car aujourd’hui on dénonce des faits qui sont des délits, des crimes. Les relations hommes/femmes sont perturbées, beaucoup d’hommes vont se poser des questions sur leur passé, comme s’ils avaient l’angoisse d’avoir un jour fait un mauvais geste.

Ou des femmes qui vont avoir l’impression qu’elles s’étaient laissé faire par le passé concernant des agissements qui en 2021 ne passeraient plus. Évidemment, il y a une création de culpabilité et cela névrose la société.

Concernant les cas d’incestes, la victime est confrontée à un trauma. Plusieurs éléments en découlent et construisent de graves atteintes aux droits fondamentaux de la personne, notamment son intégrité physique et psychologique. Certains professionnels de santé évoquent alors le phénomène de dissociation. Comment expliquer cet événement qui peut traumatiser la victime à vie ?

La dissociation, c'est le fait de vivre un évènement si traumatique, si violent pour le psychisme qu’il y a une césure entre ce que la personne vit, ressent et puis son corps.

Elle peut déserter son corps et se protéger en étant carrément absente, elle est coupée du réel. C’est une séparation fonctionnelle entre des éléments psychiques ou mentaux qui sont d’habitude unis. Il y a une forme de césure qui donne lieu à une situation d’état de choc, dans l’incapacité de se défendre ou de dire quoi que soit. D'ailleurs, pour cette raison, en cas d'inceste, l’enfant ne dira rien pendant très longtemps et cet évènement traumatique ressortira dans un jeu ou dans un dessin par exemple. L’enfant ne sait pas que ce qu’on lui fait est mal. D’où l’importance d’expliquer très tôt aux enfants ce qu’on ne doit pas leur faire, ce qui est interdit pour bien verbaliser sur ces questions-là.

L’inceste ne se limite pas uniquement aux relations pères-filles et ces actes ne sont pas uniquement des viols génitaux. Il laisse des traces indélébiles dans le psychisme de l’enfant qui le marquera à vie. À quel moment peut-on se dire guéri d'un trauma ?

Guérir c’est lorsque l’on peut reprendre sa vie, sa sexualité, lorsqu’on peut reprendre des rapports normaux avec les gens que l’on côtoie. C’est quand la souffrance n’est plus vive au point d’être dans un rapport au monde où l’on sent un profond mal-être ou un handicap. Néanmoins, on continue tout de même à porter une trace de ce trauma, car cette intrusion violente dans le corps et le psychisme marque à vie. Donc on en guérit, on se transforme, on peut se réparer, on peut l’accepter mais il reste une trace.

Les victimes d’agressions sexuelles sont-elles mieux entendues et prises en charge en 2021 ?

Je l’espère, mais je pense que nous ne sommes qu’au tout début d’un long chemin. Maintenant, c'est entendable, je pense que l’on a “détabooifié” ces notions-là. On accepte de dire que la question du viol reste ambiguë et on assume de lutter contre ces évènements dans les environnements professionnels.

Tous les extrémismes ne mèneront jamais au bon endroit. Décrire la femme comme victime, l’homme comme prédateur n’est pas un schéma possible dans nos sociétés actuelles. Nous sommes des êtres humains faits d’un psychisme qui peut aussi être dans la pathologie, le mensonge, la destruction. Si vous parlez avec des avocats, ils évoqueront souvent des affaires où des papas ont été faussement accusés.

J’ai aussi des exemples dans ma patientèle de jeunes femmes devenues adultes qui confieront avoir été instrumentalisées par leur mère pour diaboliser leur père et proférer ce genre d’accusations.

Les hommes sont-ils les grands oubliés de ces agressions et ces mouvements de la libéralisation de la parole ? On peut notamment évoquer l’histoire de Guillaume T. survenue le 9 février, un étudiant à l’université Paris-Nanterre de 20 ans à l’origine du #MeTooGay, retrouvé sans vie dans sa chambre d’étudiant après avoir accusé un élu et son compagnon de l’avoir violé alors qu’il n’avait que 18 ans.

Oui les hommes sont les grands oubliés et même les grandes victimes de ce qu’il se passe aujourd’hui. Certains vous diront que c’est le juste retour de la médaille, mais je ne pense pas que l’on puisse dire cela.

Les hommes d’aujourd’hui sont les enfants d’hier et les pères de demain. On peut toujours être cet autre, on fait partie d’un grand tout et d’une unité. Donc dans la société, attribuer le rôle de potentiels prédateurs aux hommes et de potentielles victimes aux femmes, cela ne peut être constructif. Pour un petit garçon ou une petite fille qui grandit dans cette société ce n’est pas juste. Ce n’est pas sain car chaque situation est particulière. Il y a parfois des hommes qui ne sont pas coupables, des femmes qui instrumentalisent. Tout est possible et sur les réseaux sociaux il conviendrait d’avoir de la prudence dans son jugement, être respectueux. Le droit est fait pour protéger les êtres humains entre eux. Il faut qu’il y ait ce respect des deux côtés. De même la psychologie est là aussi pour accompagner ces grands mouvements.

La vérité prend du temps. Une finesse dans l’analyse, c'est se donner le temps. On ne peut pas continuer dans une société manichéenne, une société où la femme serait l’éternelle victime et l’homme l’éternel coupable. Bien que l’on ne peut que faire ce constat que les femmes ont été énormément oppressées ces derniers siècles, nous ne devons pas pour autant passer de victimes à bourreaux. Nous avons tous des droits et nous vivrons dans une société équilibrée lorsqu’on suivra le cadre que pose la loi et le cadre de l’humanité commune. Il faut entendre tout le monde et prendre le temps d’écouter l’histoire de chacun, avec équilibre.