L'homme d'affaires suisse est en effet en conflit avec le milliardaire russe et amateur d'art Dmitri Rybolovlev qui l'accuse d'avoir surestimé le prix de toiles de maîtres et d'en avoir profité pour se faire des marges exorbitantes. Rybolovlev a d'ailleurs déposé plainte en octobre dernier contre la maison de vente aux enchères Sotheby's.

Ainsi, le désormais médiatisé Yves Bouvier l’est aussi pour une autre raison : on lui doit l’ouverture de ports-francs, dont celui du Luxembourg, auquel certains députés européens ont décidé de s’intéresser de près.

En cause, les suspicions planant sur ces zones ambiguës, soit des entrepôts ultra-sécurisés abritant des œuvres d’art dans la plus parfaite opacité. Yves Bouvier aurait préféré rester un homme de l’ombre. Mais ses déboires judiciaires l’ont arraché aux salons feutrés dans lesquels il grenouillait jusqu’à présent, pour l’exposer à la lumière des projecteurs. Ce n’est donc plus en novice que le marchand d’art suisse est aujourd’hui, de nouveau, le centre de toutes les attentions.

Yves Bouvier, roi des ports-francs

Des députés européens s’interrogent sur la nature réelle des ports-francs, plus particulièrement de ceux s’étant fait une spécialité de l’entreposage d’œuvres d’art. Trois des six que l’on recense dans le monde ont été fondés par Bouvier (celui de Genève, de Singapour et du Luxembourg).

Cet intérêt soudain ne doit rien au hasard : il intervient dans un contexte de lutte accrue contre l’évasion fiscale, l’Union européenne affirmant agir contre les paradis fiscaux et le blanchiment d’argent.

Les objets qui entrent et qui sortent de ces zones franches ne sont, en effet, pas contrôlés par les douanes, leurs propriétaires sont bien souvent inconnus et assujettis à aucune taxe.

Ces entrepôts de stockage, de vente et de transit sont au cœur de tous les soupçons : blanchiment d'argent sale, trafic et recel de biens culturels volés, optimisation et évasion fiscales, etc. Un petit Etat dans l’Etat qui risque fort bien de prospérer longtemps, en dépit des alertes de quelques députés européens, puisque l’actuel président de la Commission européenne est l’un des principaux promoteurs, avec Yves Bouvier, du port franc du Luxembourg situé à proximité de l’aéroport Luxembourg-Findel.

Yves Bouvier a été pendant vingt ans le patron de la compagnie Natural Le Coultre. Une société vieille de 150 ans spécialisée dans le déménagement et qui a resserré son activité autour des œuvres d’art. Heureux propriétaire de Natural Le Coultre entre 1997 et 2017, Bouvier a profité à plein du port-franc de Genève - dont il est le principal actionnaire - pour y faire fructifier ses activités. Tant et si bien qu’il est parvenu à fonder un port franc à Singapour et un autre au Luxembourg en 2014.

Yves Bouvier a su, au fil des années, se forger des amitiés en dehors du cercle fermé des amateurs d’art pour se rapprocher de politiciens. Ainsi, les relations entre le marchand d’art et Jean-Claude Juncker sont tellement bonnes qu’un des plus proches ministres de Juncker, Robert Goebbels, est aujourd'hui président du conseil d’administration du Freeport Luxembourg.

La sécurité mise en avant pour justifier l'opacité du dispositif

Une situation qui ne convient guère à de nombreux eurodéputés qui souhaitent mettre en pratique les discours de fermeté de l’UE vis-à-vis, notamment, des zones grises de la finance. Le 8 janvier 2019, le député européen Wolf Klinz a écrit à Jean-Claude Juncker pour lui rappeler que le Freeport Luxembourg fondé par Yves Bouvier a été sans conteste « un terrain fertile pour le blanchiment d’argent et l’évasion fiscale » avant une réforme législative adoptée en 2015. Il y a du mieux, mais pour Wolf Klinz, cette zone franche constitue toujours « un angle mort » dans la lutte en faveur de la « transparence financière au sein de l’Union ».

Un appel qui n’est pas isolé puisque d’autres eurodéputés ont fait le choix de confronter les dirigeants du Freeport Luxembourg.

Plusieurs fois, le directeur général du Freeport, Philippe Dauvergne, a été interpellé par les membres de la commission Tax3 sur les risques d'opacité de ces zones franches. Mais il a préféré répondre à Wolf Klinz sur le site luxembourgeois Delano. Cet ancien officier des douanes françaises admet qu'il y a « certainement un risque de blanchiment d'argent sur le marché de l'art » mais qu'il exerce son activité dans le cadre de l'AML Law (Anti-money laundering), une loi décrite par Wolf Klinz comme un « vide juridique ».

En d'autres termes, des objets de toutes les sortes (oeuvres d'arts, objets volés, produits pillés dans des zones de guerre) pourraient théoriquement être stockés derrière des portes en acier de 50 cm, munies de systèmes de lutte contre les incendies à la pointe de la technologie.

D'ailleurs, Philippe Dauvergne admet qu'il ne contrôle pas la marchandise qu'il entrepose : « Nous ne sommes pas en charge de la marchandise, nous sommes en charge des systèmes. À l’instar des opérateurs portuaires, nous ne sommes pas en charge de chaque navire, nous sommes en charge de la protection de la sécurité ».

On peut aussi s'interroger sur le profil pour le moins particulier des actionnaires du Freeport du Luxembourg (Jean-Marc Peretti, Oliver Thomas, Yves Bouvier), si l'on pense par exemple à celui de Jean-Marc Peretti, qui a la réputation d'être « lié au grand banditisme corso-parisien » comme le précise un article du Point de 2015. D'ailleurs, Wolf Klinz s'est dit préoccupé par leur « réputation douteuse et hautement problématique ».

Pourtant, une enquête fut récemment menée. Mais les conclusions furent les mêmes. Dans le rapport de la commission d’enquête PANA du Parlement européen, en date du 11 novembre 2018, on peut lire que « les Freeport offrent des solutions de stockage offshore susceptibles de favoriser le blanchiment d’argent et la dissimulation fiscale (…) Il y a un manque de contrôle des Freeport ». Un constat guère surprenant qui vise d’abord le Freeport Luxembourg, lequel a tenu à se défendre en se présentant comme « un petit maillon du hub logistique que le Luxembourg est en train de constituer ». Pas de matière à scandale à en croire Robert Goebbels.

Plusieurs eurodéputés ont été conviés à « un petit tour du propriétaire », et si ce dernier a permis de mieux comprendre le fonctionnement des installations, de nombreuses questions demeurent.

« Quels sont les processus mis en pratique ? Quelles sont les statistiques sur le mouvement des marchandises ? Quelles sont les transactions financières opérées au Freeport sans mouvement de marchandises ? ». Yves Bouvier, Jean-Marc Peretti et Oliver Thomas en savent probablement plus que nous...

Ces interrogations, soulevées par Ana Gomes, eurodéputée et Vice-présidente de la commission PANA, restent pour l'instant sans réponse. La députée européenne conclut par ce constat sans appel : « Les installations de stockage de ce type pourraient être utilisées pour blanchir de l’argent car elles contournent les règles internationales de transparence ».