On entend souvent certains experts prédire le futur en disant que "tel est le sens de l'histoire". Par exemple, l'historien Francis Fukuyama a prédit la fin des guerres et des conflits après l'effondrement de l'U.R.S.S., en expliquant que la démocratie libérale l'avait emporté sur les totalitarismes et que, donc, faute de combattants, il n'y aurait plus de combat. Derrière l’apparence décousue des événements, les hommes cherchent toujours un fil conducteur, des lois qui leur permettent d’expliquer pourquoi les événements historiques se sont produits.
L'histoire a-t-elle donc atteint la destination qui était la sienne, comme l'annonce Fukuyama. C'est supposer que l'histoire a un sens. Mais est-ce bien le cas ? Et de quoi parle-t-on lorsqu'on parle du sens de l'histoire ?
Le sens de la nécessité historique
Lorsqu'on dit de tel processus historique ou tel événement, que c'est le sens de l'histoire, on veut parler de nécessité historique. Mais si par « nécessité historique » on veut dire que les événements historiques résultent nécessairement de leurs causes, on sous-entend qu'ils résultent de l’entrecroisement hasardeux de causes et que, donc, ils sont moins nécessaires que hasardeux. Cette définition de la nécessité ne donne donc pas un sens à l’histoire.
Evénements particuliers, événements globaux
Si les événements particuliers sont hasardeux, les événements collectifs sont nécessaires. La nécessité d'un grand événement est claire dans son ensemble, mais incompréhensible dans son détail. Rien n’est plus compréhensible que le renversement de la monarchie par les révolutionnaires français, mais on ne peut comprendre comment un peuple sans expérience, sans chefs et sans armes, a pu prendre la Bastille.
De la liberté des actions individuelles résulte la nécessité de l’ensemble de l’événement, puisque de l’élimination par le hasard des variations individuelles résulte la loi qui gouverne les grands nombres.
L'exemple des guerres
Prenons l'exemple des batailles et des guerres. L’issue d’une guerre est déterminée par le principe de la supériorité de la défensive sur l’offensive.
Pour comprendre, l’issue d’un événement, il faut donc considérer les principes généraux qui gouvernent l'ensemble dans lequel il s'inscrit. Par exemple, il ne faut pas décider du sort d’une guerre d’après celui de telle bataille : Napoléon a gagné toutes les batailles en 1813, mais il a perdu la guerre, parce qu'il ne comprend pas la signification générale de cette guerre : il ne comprend pas le principe général de la supériorité des armées.
Hasard et nécessité
On peut donc affirmer à la fois la nécessité de l’événement historique en tant qu'événement total et le hasard de l’événement historique en tant qu'événement particulier. Le premier rapport entre le hasard et la nécessité historique, c'est que la nécessité de l’ensemble résulte de l’élimination des hasards des détails.
Le deuxième rapport, c'est que le fait particulier hasardeux peut très bien contredire la règle générale nécessaire.
Les lois de l'histoire
Si donc on veut dégager un sens de l'histoire, il faut essayer de déterminer les lois qui gouvernent les grands événements globaux. Il y a dans l’histoire des répétitions qui s’expliquent par des lois. Par exemple, la répétition de l’échec des tentatives de conquérir la Russie (celle de Napoléon, celle de Charles XII de Suède, celle de l’armée hitlérienne) ne relève pas du hasard. Clausewitz montre que cette répétition s’explique par la loi selon laquelle la forme défensive de la conduite de la guerre est en puissance plus forte que l’offensive, car « la défensive est plus facile que l’offensive » puisque « la défensive n’a qu'un but négatif, la conservation, tandis que l’offensive a un but positif, la conquête », si bien que l’assaillant doit faire plus d’efforts que le défenseur pour parvenir à ses fins et s’épuise plus vite (cf Clausewitz, De la guerre).
C’est donc le déroulement nécessaire de la guerre, de commencer par la défensive et de finir par une contre-offensive victorieuse.
Le moteur de l'histoire
Pour répondre à notre question initiale, on peut répondre en critiquant la méthode de Fukuyama. Il s'appuie sur des faits particuliers pour annoncer la fin de l'histoire, alors qu'il faut dégager des lois et en déduire une conduite logique des événements. Il s'appuie sur la chute du mur de Berlin et l'effondrement du bloc communiste, alors qu'il faudrait déterminer ce qui constitue le moteur de l'histoire et observer si ce moteur a disparu ou est encore actif. Marx disait que le la lutte des classes était le moteur de l'histoire. Ce n'est peut-être plus le cas, mais en tout cas de nombreuses luttes animent encore l'histoire humaine : l'opposition nord-sud, la “guerre des civilisations”, les périphéries contre les métropoles. Le moteur de l'histoire, à savoir les inégalités, semble ne pas avoir disparu.