Nous avons rencontré Tiphaine, au salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, presque un an en arrière. Au beau milieu des Livres, elle se tenait alerte au niveau du stand Dupuis-Dargaud, à côté d'une offre pléthorique de bandes dessinées jeunesse, une de ses grandes passions. Sa rencontre nous aura permis d'en savoir plus sur le secteur de la librairie, du point de vue d'une libraire au statut particulier. Tiphaine est à la fois libraire indépendante et volante, un pied à Amsterdam et un autre en France. Également auteure, elle planche actuellement sur plusieurs ouvrages.
Après avoir vécu dix ans à Paris, son mari et elle ont décidé de mettre les voiles à Amsterdam, un rêve qui est devenu réalité : “Nous rêvions d’y vivre.
Nous avons alors sauté le pas dès que mon mari a eu une opportunité. Une bonne occasion car j'avais envie de bouger et des projets d’écriture. Deux ans après notre déménagement, nous n’avons aucun regret. De mon bureau, je vois le Rijksmuseum et la librairie française est à deux pas." A 35 ans, Tiphaine peut se targuer d'avoir su rebondir et finalement trouver sa voie. "J’ai eu un parcours plutôt chaotique. J’ai fait plusieurs cursus dans les lettres et j'ai multiplié des emplois courts, souvent précaires. A 20 ans, j’étais surveillante au collège occitan de Montpellier. A Paris, j’ai bossé pour une agence qui organise des gouters d’anniversaire pour les petits, un job ingrat et mal payé. J'ai ensuite fait du secrétariat dans une école d’informatique." Un parcours semé d'embûches qui l'a amené à s'ouvrir au monde.
Ce n'est qu'après qu'elle se met en tête de travailler dans le secteur du livre : " A 28 ans, je deviens libraire. En grande passionnée de bandes dessinées que je lisais souvent dans les bons comme les mauvais moments et de livres, je décide de faire l'INFL (l'école de la librairie), un cursus marquant. Elle aime autant lire des romans que des bandes dessinées : " A une période, je lisais un roman par mois et entre 60 à 80 BD.
A l’heure actuelle, je lis 6 romans par mois et une dizaine de bande dessinées."
Passion BD
Tiphaine est passionnée par la BD. Et c'est principalement pour cette raison qu'elle a déjà été libraire à BDnet nation pendant six ans. Un bon livre pour elle, "c'est un livre qui va me marquer dans le temps. Je ne dois pas avoir de difficulté à le résumer dans le cadre de mon travail.
Dans la BD, le graphisme et le texte sont intéressants : l'un ne va pas sans l’autre pour moi. Ce que je préfère, c'est quand l'auteur est à la fois dessinateur et scénariste. Je trouve ça admirable. Je pense notamment à Pénélope Bagieu que tout le monde connait mais aussi à Cy, à Jérémie Moreau ou encore Timothée Le Boucher. Tous de jeunes auteurs de grand talent. " Une préférence qui n'est pas sans rappeler qu'elle aussi scénarise pour des dessinateurs. Elle a justement auto-édité un livre avec l’illustratrice By Lady Fox en septembre 2019.
Travailler d'arrache-pied
Une fois arrivée au Pays-Bas, elle a choisi le statut d'autoentrepreneur qui lui permet de cumuler ses activités de libraire volant et d’auteur.
Elle précise : " Libraire est un métier qui prend beaucoup de temps. Il y a le travail en boutique et ensuite la lecture sur le temps libre. A Paris, il m’arrivait souvent de ne pas compter mes heures. Même en passant d’un emploi avec des horaires fixes à la liberté de l’auto-entreprenariat. "Tiphaine n’a pas vraiment changé ses habitudes : entre les allers-retours pour les différents salons du livre en France, la lecture et les heures passées à écrire, elle travaille d’arrache-pied.“ J’ai eu de gros soucis de santé en 2019. Depuis, j’essaie de me discipliner sur le temps que j’accorde au travail. Surtout avec une reprise en librairie plus régulière au sein de la librairie française d’Amsterdam : Le temps retrouvé.
C'est un nouveau challenge pour moi. Il me faut savoir partager mon temps sans que tout cela tourne au burn-out et que j’arrête d’appliquer la maxime “quand on aime on ne compte pas” confie-t-elle.
Les meilleures ventes à la librairie "Le temps retrouvé" d'Amsterdam
“ Au Temps Retrouvé, ici à Amsterdam, nous vendons principalement des titres francophones et tous nos livres sont en français. Au niveau des meilleurs ventes, on retrouve comme en France, des auteurs très appréciés comme Joël Dicker, Amélie Nothomb ou encore Leila Slimani. En bande dessinée Riad Sattouf remporte un franc succès avec "Les cahiers d'Esther" et "L'arabe du futur". Les prix littéraires attirent aussi beaucoup. Le Goncourt est très attendu.
Le Renaudot ou des prix comme celui de France inter, plaisent toujours. En ce moment, les livres aux thématiques féministes se vendent comme des petits pains. Nous continuons de vendre régulièrement “Les Culottés” de Pénélope Bagieu et “Sorcières” de Mona Chollet. Mais je pense aussi au livre de Louise Mey, “La deuxième femme”, qui parle des violences conjugales avec “Le Consentement” de Vanessa Springora et “Love me tender” de Constance Debré. Sans oublier le dernier livre de Leila Slimani, “Le pays des autres” qui raconte l’après-guerre au Maroc au travers de beaux portraits de femmes. Une belle partie de nos ventes revient à la jeunesse. Les éternels "Harry Potter" fonctionnent toujours. Le "Petit prince" de Saint Exupéry aussi.
Marie-Aude Murail a une belle place dans le coeur de nos jeunes lecteurs. Le livre qu’on vend le plus reste le journal d’Anne Franck. C’est bien normal, puisque c’est à Amsterdam que s’est déroulé ce bout d’histoire tragique. Anne est restée deux ans cachée dans cet immeuble devenu depuis un musée. ”
La librairie : une ouverture sur le monde
Être libraire demande de la polyvalence et des qualités nécessaires en vente et en accueil des clients. L'idée préconçue du libraire dans sa tour d'ivoire est démonté : "Le libraire, c'est le point central d'une librairie. Il faut aimer les gens et aimer les conseiller. La nouvelle génération de libraires l'a bien compris ". Autres moments qui ponctuent le temps d'un libraire : les signatures de livres.
Dans les librairies parisiennes, l’exercice est facile. “Dans la librairie où je travaillais nous avions des dédicaces presque toutes les semaines et parfois plusieurs fois par semaine. C’était assez facile d’inviter les auteurs parisiens à venir partager un bout d’après-midi avec leurs lecteurs.” Elle se souvient de moment formidable comme la dédicace de Cy, auteure du "Vrai sexe de la vraie vie". “Un vrai succès : plus de 100 livres ont été signés ce soir là. Une autrice adorable qui prend le temps de parler avec chacun. Au final l'événement a duré jusqu’à minuit alors que l'on devait finir à 22h." Mais à Amsterdam, l’organisation est différente. Il faut pouvoir faire venir les auteurs et les loger.
“ Déjà en France, dès qu’on sort des grandes villes, l’opération devient assez coûteuse et porte sur l’économie fragile des petites librairies indépendantes. Alors à l’étranger… ” Les évènements y sont donc plus rares et se font souvent avec l’aide de l’alliance française et des éditeurs. " L'an dernier, la librairie a accueillie Amélie Nothomb. Leila Slimani est venue également.” Mais Tiphaine trouve qu’il manque quelque chose : “ ce sont de grands évènements qui se passent souvent à l’extérieur de la librairie. Je travaille sur une idée d’action plus petite qui amènerait les gens à se déplacer au sein de la boutique.” Les dédicaces sont des moments particuliers et tous les auteurs ne s’y prêtent pas.
“Ils ont leurs raisons. C’est important pour moi de rappeler que les auteurs ne sont pas rémunérés pour les dédicaces. C’est du temps qu’ils offrent à leurs lecteurs " signale t'elle.
Une situation difficile
Les petites structures sont défavorisées par les ventes Amazon. La crise de la Covid a un peu plus perturbé le secteur du livre. Quand on lui demande ce qu'elle pense de la santé du monde de la librairie, elle nous répond optimiste qu' "il se porte bien en France même s'il connaît de nettes difficultés. On a un statut protégé en France avec la loi Lang. Les grandes enseignes ne peuvent pas baisser leurs prix par rapport à ceux appliqués dans des librairies. On dit que quand une librairie meurt une autre nait !
"
Tenir une librairie est complexe. Aussi, d'après Tiphaine, il vaut mieux avoir une bonne idée de ce qu’est la chaîne du livre avant de se lancer dans le métier. Elle ne regrette pas ses années d’apprentissage à l’INFL, qui lui ont permis d’avoir un réseau solide. A BDNET Nation, elle a pu grandir en tant que libraire, auprès d’un patron et d’un maître d’apprentissage expérimentés : “ Être libraire, c'est un combat de tous les jours. On jongle avec une trésorerie très fine quand on sait que la marge sur le livre est en moyenne de 30% pour les libraires et ne dépasse que très rarement les 40%. Les clients qui viennent en librairie, c’est presque un geste politique. C’est un geste conscient de préférer le système traditionnel plutôt que d’acheter leurs livres dans les grandes surfaces ou sur Amazon.
Sans ça, nous disparaitrons. A nous, libraires, d’être le plus qui fera la différence face aux grands de la distribution. Un accueil agréable, une sélection de livres adaptés à nos clients et une force de conseil me paraissent le minimum.”
" Les auteurs sont les parents pauvres du livre "
Tiphaine aimerait que le gouvernement se penche plus sur les aides financières à la culture : " Pour les librairies, oui, mais pas seulement. Et pour moi, les personnes qu’il faut aider en priorité ce sont les auteurs. Beaucoup ne peuvent pas vivre de leurs productions et sont obligés d’avoir un autre travail à côté. On ne considère pas l’écriture et la création comme un métier. J’ai personnellement du mal à me dire qu’on pourrait se passer de lire... Les auteurs sont les parents pauvres du livre ! J'ai évidemment entendu parler du rapport Racine et des promesses faites à coup de gros chiffres. Mais je ne pense pas que ce soit suffisant. Il n’y a qu’à consulter le Twitter de La Ligue des auteurs professionnels pour constater l’étendu du problème.”
[RAPPORT RACINE] Ça veut dire quoi, créer un statut professionnel ? Qu’est-ce que ça changera pour nous concrètement dans nos vies ? Pourquoi cette mesure est urgente ? C’est parti pour la version synthétique et simple ! pic.twitter.com/9CE1GZJWLn
— Ligue des auteurs professionnels (@LigueAuteursPro) February 3, 2020
La crise de la Covid va sûrement freiner l'organisation des salons du livre dans lesquels elle affectionne travailler chaque année : " Le salon du livre Jeunesse de Montreuil arrive à grands pas mais je doute que la situation sera réglée pour la fin d’année. J’espère que nous serons sortis d’affaire en 2021 et que je pourrais faire le festival d’Angoulême en janvier et le salon du livre au mois de mars à Paris ". Même si Tiphaine ne peut plus exercer son métier en salon en cette période de pandémie, elle travaille toujours sur des projets d’écriture à foison. Après son expérience de l’auto-édition en 2019 avec un album illustré par la dessinatrice By Lady Fox, “Les Petits Rituels : Cléa”, son premier roman devait sortir en librairie en mai 2020. Repoussé, le livre devrait être sur table au printemps 2021. “En attendant, j’écris beaucoup : un recueil de nouvelles, un deuxième roman en préparation et des projets avec deux illustrateurs différents. J’ai des histoires plein la tête ! Et puis surtout, je me consacre aussi à la librairie française à Amsterdam.”
Jusqu’alors spécialisée en bande dessinée, Tiphaine a pour challenge d’apprivoiser la littérature jeunesse, un secteur prometteur : " Nouvelle librairie, nouvelle clientèle. Au Temps Retrouvé, on croise beaucoup d’expat’ qui sont de jeunes parents donc notre rayon jeunesse fonctionne très bien. Un libraire se forme toute sa vie selon les besoins de sa boutique. A moi de savoir m’adapter à cette nouvelle aventure ! ”