« Poutine est une lame. » Avis d’expert. C’est Hubert Védrine qui parle. L’ancien ministre français des Affaires étrangères est l’un de nos meilleurs analystes du monde tel qu’il va – et non tel qu’on voudrait qu’il aille. Un réaliste, lucide, précis. Hillary Clinton n’est pas très éloignée de son analyse. Comme secrétaire d’État américain, elle a bien connu le maître du Kremlin, de 2009 à 2013 : « Les hommes déterminés nous mettent face à des choix difficiles et Vladimir Poutine, le président russe, n’échappe pas à cette règle », écrit-elle dans ses Mémoires.

Le titre du chapitre qu’elle consacre à la Russie résume tout : «Nouveau départ et retour en arrière.»

Un « nouveau départ »

Ce nouvel élan s’est particulièrement vérifié en 2013 et 2014 dans l’affaire ukrainienne, révélatrice du retour de la puissance russe et de la détermination de Poutine. Pour la Russie, l’Ukraine, comme la Syrie ou l’Iran, confirme la réinstallation de la Russie au centre de l’échiquier, sa volonté de revenir aux premières places. Avec le soutien largement majoritaire de son opinion publique, Vladimir Poutine effectue depuis 2012 une véritable révolution géopolitique qui vise à faire de la Russie un nouveau pôle civilisationnel, qu’il présente comme une alternative à la civilisation occidentale.

Après la phase de stabilisation ouverte en 2000, Poutine fait maintenant entrer la Russie dans une nouvelle ère. L’Ukraine est le laboratoire de cette politique, avec un gain immédiat : l’annexion de la Crimée, que les trois quarts des Russes applaudissent.

Un partenariat économique

Devant cette résurgence de la Russie, la France et l'Europe se dressent en imposant des sanctions visant à menacer l’économie de la Russie.

Mais la Russie est aussi un partenaire économique de l'Europe. Les chiffres sont sans appel. L’Union européenne importe 60 % de son gaz et 80 % de son pétrole : la Russie assure le quart de cette consommation. Certains pays européens dépendent du gaz russe à 100 %, d’autres un peu moins. Pour la France, c’est 17 %. La France a d'autres raisons de ne pas se fâcher avec son partenaire russe : préserver ses exportations (7,7 milliards d’euros en 2013), ses investissements directs (8,7 milliards), et les créances de ses banques sur des débiteurs russes (36,5 milliards d’euros).

Cette forte dépendance, l’absence d’alternative réelle à court terme pour l’Europe et les risques de rétorsion russe expliquent la relative modération des États européens face à la Russie, à la différence des États-Unis, totalement indépendants du gaz russe. L’Europe sait donc que son intérêt est de limiter au strict nécessaire le bras de fer engagé avec Moscou, notamment sur les plans énergétique et agro-alimentaire, et de ne pas risquer d’humilier la Russie.

Une tentative de rapprochement

La rencontre Macron-Poutine s'inscrit donc dans un contexte double : confrontation entre Russie et Europe et volonté commune d'un rapprochement pour préserver les intérêts économiques respectifs. Poutine veut sortir de l’encerclement qu’essaie de lui imposer l’Amérique.

Bruxelles essaie de se rapprocher de Moscou, malgré les tentatives américaines de torpiller toute possibilité d’alliance stratégique entre l’Europe et la Russie. Pour les analystes du Kremlin, l’ambition d’élargir l’Otan jusqu’aux frontières de la Russie fait partie d'un « projet impérialiste » des Américains.

La lutte contre le terrorisme

Autre enjeu de cette rencontre franco-russe : relever le défi terroriste. En 1999, le terrorisme islamiste a répandu un climat de peur sur la Russie, dans la relative indifférence de l’Occident. La France connaît aussi cette situation, avec la vague d’attentats terroristes des années 1995 et 1996 à Paris, à Lyon ou à Marseille, puis les crimes perpétrés au Bataclan et ailleurs.

Avec la série d’attentats terroristes qui ravagent Moscou et plusieurs villes de Russie entre le 31 août et le 16 septembre 1999, faisant près de trois cents morts et un millier de blessés environ, la Russie a été visée au coeur de son territoire, bien avant la campagne de terrorisme qui a frappé l’Occident. Or, la Russie peut s'avérer un allié puissant dans cette guerre contre l'intégrisme violent. Charnière de l’Eurasie où vivent à peine 15 millions d’habitants, le Caucase concentre des acteurs majeurs qui sont autant partenaires qu’adversaires potentiels : la Syrie, l’Iran, la Turquie. C’est aussi un champ d’affrontement civilisationnel entre les mondes chrétien, sunnite et chiite. Une véritable zone de fracture.