De nos jours, on se lamente de voir les Français perdre leur identité en raison de la diversité culturelle et de la dilution de la culture nationale. C'est notamment le credo de certains partis politiques. Ce faisant, on établit une équivalence entre culture et identité, au sens où on s’identifie par l’adhésion à une culture particulière et à ses réflexes idéologiques. En revanche, le sens traditionnel du mot culture en fait le moyen de s’émanciper par la raison des contraintes imposées par le groupe.

L'identité individuelle

La relation entre les deux termes est donc ambiguë : la culture peut désigner d’une part l’identité d’un homme au sens de l’identité conférée par le système diffus de réflexes idéologiques d’un groupe particulier, lequel système peut faire obstacle à l’émancipation de la raison.

La culture peut d’autre part désigner ce qui donne le moyen d’affranchir la raison des tutelles comme la tutelle groupale pour, justement, lui donner accès à son identité propre. Le terme d’identité change alors de sens : lidentité dun homme est-elle son autonomie d’individu pensant ou son identification à un groupe ? Mais est-ce qu'il n'y a pas un troisième terme ? L’identité culturelle est-elle nécessairement culture de l’identité ?

La culture qui instruit

La culture peut désigner le processus d’instruction d’un homme par lequel il est institué comme individu pensant ou raisonnant. La culture est alors le nom commun des « humanités », par lesquelles une certaine tradition désignait la connaissance des lettres, des sciences, des arts et du civisme. Les Lumières, par exemple, ont porté ce projet d’émancipation de l’individu et de sa raison.

De ce point de vue, l’homme aurait donc une identité originelle de fait et une identité de droit. La culture veut promouvoir une identité individuelle de nature juridique. La culture produit, idéalement, un dépassement de sa fonction édifiante, au profit d’une séparation entre la rationalité de la loi et le caractère indifférent des mœurs.

La culture du groupe

Mais la culture désigne, à notre époque, le système des mœurs d’une collectivité (sa langue, sa musique, ses pénates, etc.). C’est l’esprit du peuple, pour Herder. C’est le peuple qui agit et pense à travers les pratiques qui constituent ce système. Or, il y a dans chaque culture une idéologie culturaliste qui consiste à dire que la culture qu'elle défend est la meilleure.

La culture dérive en idéologie identitaire. Les défenseurs de l'identité nationale ne sont-ils pas les premiers à porter la culture française au pinacle ?

L'idéologie identitaire

La culture édifiante entre en guerre contre les idéologies identitaires ou contre les identités culturelles qui produisent spontanément de telles idéologies. Le caractère universel du phénomène (la présence d’une telle idéologie dans chaque culture) montre que la différence culturelle n’est pas en elle-même la matrice de ce phénomène. Ce qui est donc à combattre n’est pas l’identité culturelle mais l’idéologie identitaire. De plus, l’idéologie identitaire défend moins des pratiques culturelles qu'un objectif exclusivement politique.

Idéologie identitaire et identité individuelle

Ce n’est donc pas à une culture / identité culturelle que la culture qui éduque entend s’attaquer mais à l’idéologie identitaire, qui consiste non seulement à prétendre être la seule culture humaine – renvoyant du même coup toute autre famille humaine hors des frontières de l’humanité – mais aussi à désigner comme traître tout membre n’adoptant pas une pratique du groupe. L’idéologie identitaire menace l’identité individuelle, au sens où elle exige de tous les individus qu'ils aient les mêmes pratiques.

Identité et politique

C’est l’identité qui se révèle la notion la plus ambiguë. L’identité d’un homme évoque en effet une sorte de contradiction : elle semble désigner ce qui le distingue des autres et fait son originalité, mais aussi le fait qu'il appartient à un groupe, qu'il soit non pas différent, mais identifiable à une identité culturelle.

Si on distingue l'identité culturelle et la culture identitaire pour nuancer l’opposition entre culture et identité, le problème des « humanités » ne devrait pas nécessairement être d’abolir l’identité culturelle de l’homme. On peut, à partir de là, souligner une autre caractéristique de la culture identitaire : elle est vécue négativement sur le mode de l’opposition (ne pas être comme l’ennemi). Dans le premier sens du mot, la culture est un exercice de la pensée en vue de l’émancipation de l’individu. Le progrès de la raison, inséparable de cette émancipation, n’implique pas le renoncement inhumain à sa culture. C’est en vertu d’une confusion qu'on pense que l’homme ne peut raisonner que s’il écrase en lui son identité culturelle.