Avec la récente crise sanitaire qui a paralysé le monde entier, de nombreux couples se sont retrouvés séparés. L’espoir pour eux de se retrouver ensemble, souvent depuis plus de deux années maintenant, s'amenuise de jour en jour. En réalité, on leur refuse l’entrée sur le territoire français. Alors que dans les textes de loi, le mariage reste reconnu comme un droit fondamental garanti par l’article 12 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Aujourd’hui, l'administration française s'octroie le droit de remettre en cause systématiquement ces intentions matrimoniales.

Conséquence : de nombreux couples doivent patienter en salle d’attente, séparés, et sans possibilité de suivre le fil de leur vie.

Chercheuse dans le domaine des Migrations et Sociétés du Collège de France et fellow de l’Institut Convergences Migrations, Laura Odasso est titulaire d’une thèse franco-italienne en sociologie. Elle intervient en qualité d’experte grâce à ses recherches qui mixent le droit, l’accession à la nation et la vie intime avec les couples et les familles mixtes ou migrantes.

Elle veille à leur appréhension du droit et de l’action publique migratoire, s’intéresse au rôle joué par les intermédiaires dans le parcours de ces couples qui font face à un parcours administratif souvent lourd et fastidieux. Laura Odasso a notamment publié l’ouvrage intitulé « Mixités conjugales, discrédits, résistances et créativités dans les familles avec un partenaire » (PUR, 2016), ainsi que d’autres articles scientifiques sur le sujet.

Pour Blasting News, elle a accepté de mettre toute la lumière sur les problématiques rencontrées par ces couples binationaux surtout depuis la crise du Covid-19. Entretien.

Pensez-vous que le sort de ces couples a basculé depuis la crise sanitaire ?

La France fait partie de ces pays qui au tout début n'avaient pas envisagé un certain nombre de situations dans le cadre des motifs impérieux pour traverser les frontières. En fait, la réalité est la suivante : la pandémie et les mesures mises en place pour enrayer et limiter la diffusion du virus se sont superposées à des mesures déjà existantes qui compliquent la procédure pour les couples binationaux. En réalité il y a deux questions à soulever, celle des contrôles accrus sur les mariages et également les contrôles renforcés sur la délivrance des visas. Ces mesures renforcées existent depuis les années 1990 et ont augmenté davantage dans les années 2000 et encore plus avec les lois Sarkozy.

La fermeture des frontières est allée de paire avec la fermeture administrative de certaines ambassades, d’ordinaire déjà très difficiles à joindre, ainsi que des administrations de l’immigration dans l’hexagone. Avec la première étape du confinement, beaucoup de couples ont été affectés, même des couples qui n’auraient jamais pensé se marier ou se pacser auparavant. La séparation et l’incertitude de la pandémie ont poussé des personnes à chercher à tout prix de se rejoindre et à formaliser leur union car c’était la seule manière pour déclencher une procédure administrative de séjour. En début de pandémie, on constate que les couples n’étaient pas forcément des couples « classiques », mais des personnes qui vivaient à distance, d’une classe sociale moyenne ou supérieure et en provenance de pays qui n’ont pas besoin de visa pour venir en France, ou qui n’exigent que des visas faciles à obtenir car considérés comme des États à moindre « risque migratoire ».

Cependant ces couples aussi – du fait de leur inexistence administrative – étaient bloqués et séparés. Il a donc fallu attendre la mise en place d’un laissez-passer, et, en effet, certains couples ont ainsi pu traverser la frontière. Ce laissez-passer exigeait notamment deux conditions. La première était de prouver une relation datant au moins de six mois avant la pandémie (septembre 2019), la deuxième était pour la personne de nationalité étrangère de s’être déjà rendue sur le territoire français avant le début de la crise sanitaire. Ce qui a exclu un grand nombre de personnes pour lesquelles la délivrance des visas pour la France pose problème depuis longtemps, comme c’est le cas dans les pays d’Afrique subsaharienne par exemple.

Excédés, des couples exclus de ce dispositif, avec l'appui de l’Association de soutien aux Amoureux au ban public, ont déposé un référé au Conseil d’État à ce sujet. Concrètement aujourd’hui, on se retrouve face à des couples qui restent séparés depuis des mois et des mois. Ils n’ont pas obtenu le droit de se marier en France, ou ils ont obtenu la publication de leurs bans, mais les consulats ne délivrent pas de visa à la personne bloquée dans son pays et ce, même s’il s’agit de relations continues avec des enfants. Au niveau géographique, ce sont souvent des couples issus du Maghreb. Comment l’expliquer ? Le gouvernement français a clairement affiché sa volonté de réduire la délivrance des visas aux ressortissants des trois pays du Maghreb.

Cela fait partie d’une politique d’immigration choisie et c’est souvent la suspicion de mariages blancs ou gris qui sert de prétexte pour justifier la non-délivrance du visa.

Quelle est votre action face à ces blocages administratifs et juridiques ?

En tant que chercheuse, j’éclaire les dynamiques qui existent derrière, je tente d’inscrire toute cette question dans la longue histoire de l’immigration française, des relations entretenues entre la France et les pays du Maghreb. On comprend que des personnes souhaitent venir en France, lorsque nous replaçons la migration vers la France dans l’histoire de la colonisation, voire de la migration « choisie » de travail de l’après-guerre mondiale. D’un point de vue plus militant, lorsque je faisais ma thèse sur les couples binationaux en 2013, j’ai rencontré le mouvement des Amoureux au ban public.

Cette association est portée par des personnes qui sont passées par ces difficultés. Si elle accompagne des couples en situation administrative ou juridique complexes, elle plaide aussi pour faire avancer les droits des couples binationaux. Vous avez sûrement vu l’action pour alerter les institutions européennes samedi 5 mars 2022 à Strasbourg pour demander une mise en œuvre de ce fameux article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. L’association a également fait des actions lors de la « Sans Valentin Sans Valentine », et elle a recouru à des procédures contentieuses avec le soutien d’avocats et élèves avocats. L’idée c’est de montrer l’existence de ces couples et de s’interroger sur leur sort.

Certes, le fait de voir qu’il est nécessaire de se marier pour obtenir un visa ne plaît pas à l’association qui affirme que c’est au couple de choisir la forme que doit prendre son union, mais il s’agit quand même d’une petite victoire légale, car auparavant le visa mariage n’était pratiquement plus délivré, et que cela permet l’entrée sur le territoire français d’une personne non encore liée par le mariage. Aujourd’hui, les raisons politiques ne devraient plus être un obstacle pour ces couples.

Est-ce qu'une délivrance plus aisée des visas pourrait-elle assouplir la situation et désengorger les consulats ?

Oui, bien sûr, mais ce n’est pas dans l’air du temps ! La dématérialisation du service public a commencé en 2012 et la Défenseure des droits vient de mettre en lumière les difficultés spécifiques des personnes étrangères.

En 2016, on crée une carte pluriannuelle de 4 ans (notamment passeport talent) qui renforce la précarité des personnes résidentes au détriment de la carte de 10 ans. Nous subissons aujourd’hui une logique macronienne d’immigration choisie et suspicieuse : stratégie Bienvenue en France et ticket d’entrée des étudiants étrangers à l’Université, difficultés d'accès à la nationalité… On le constate aussi sur notre sol, avec les demandeurs d’asile, souvent à la rue, dans des situations épouvantables, ou par la transformation de notre littoral nord en frontière fermée pour le compte de l’Angleterre.

Un exemple frappant de cette situation, l’histoire du couple entre Fatima, Française et Samir*, Algérien. (*Le prénom a été changé, parce qu'en pleine procédure ils ne souhaitent pas que leur situation soit rendue publique).

Fatima a 49 ans, elle est maman d’une ado et d’un fils de 24 ans, elle dispose de la nationalité française, elle est née sur le territoire.

En réalité franco-marocaine, elle est auxiliaire de vie et en couple depuis 2017 avec Samir*, 36 ans, un Algérien, lui aussi en Lorraine. Tous les deux espèrent sceller leur union depuis 2018, en vain. Au départ, elle espérait un mariage en France. Le mariage était prévu, l’autorisation a été délivrée, les bans ont été publiés. Mais il a été placé en centre de rétention et renvoyé de manière arbitraire, parce qu’on n’a pas le droit d’expulser une personne qui va se marier, puisqu’il s’agit d’un droit fondamental. Une fois en Algérie, impossible d’espérer un visa. Changement de projet, elle demande un CCAM pour se marier en Algérie. Audition, enquête puis opposition à mariage. Fatima et Samir attendent toujours une main levée du Procureur pour pouvoir se marier.

En février 2021, elle a fait appel à une avocate pour obtenir gain de cause. Entretien.

Que ressentez-vous aujourd’hui face aux blocages administratifs qui empêchent votre union ?

C’est inadmissible ! D’autant que nous avons toujours habité ensemble depuis le 18 avril 2018. Je suis aussi restée bloquée avec lui 4 mois en Algérie pendant le confinement, malgré mon travail en France et mes enfants. Nous nous aimons.

Quel espoir portez-vous pour la suite de votre histoire ?

On espère toujours bien sûr, il faut savoir que j’ai perdu 48 kg avec cette histoire, je passe des nuits sans dormir. Ma fille me demande constamment quand il rentrera chez nous.

Pensez-vous que le fait que votre conjoint soit d’origine algérienne soit un problème pour l’administration française ?

C’est possible, on le sait qu’il y a des blocages plus précisément à destination des pays du Maghreb, et pourtant nous sommes tous égaux. Aujourd’hui je ne peux pas avoir de visa pour l’Algérie afin de retrouver mon conjoint, à l’Ambassade d’Alger, on m’a dit qu’il fallait d’abord avoir le CCAM... J’ai contacté la mairie où j’habite, on m’a indiqué que je ne pouvais pas non plus me marier en France. Cela doit se jouer au niveau du ministère de l’Intérieur, je n’en sais pas plus mais notre situation doit se débloquer. Nous n’en pouvons plus.

Avec ces blocages juridiques et administratifs, de nombreuses voix s’élèvent pour venir en aide à ces couples séparés. C’est le cas de l’association de soutien aux amoureux au ban public qui dénonce un refus trop nombreux de visas. Pour cette association, les blocages politiques ne doivent pas empêcher ces couples de se réunir. Un autre exemple qui illustre parfaitement cette situation, l’histoire du couple entre Louise*, Française et Younès*, Algérien. (*Les prénoms ont été changés, parce qu'en pleine procédure ils ne souhaitent pas que leur situation soit rendue Publique.)

Dans les grandes lignes, Louise n’a pas encore 30 ans et a une fille. Elle a rencontré Younès en mai 2018 et tente de se marier avec lui depuis 2019. Ils ont souhaité s’unir légalement en Algérie. Un refus. Avec la pandémie liée à la crise du Covid-19, leur situation s’est enlisée et ils ont été soutenus par l’association des Amoureux au ban public. Entretien

Dans quelle situation vous trouvez-vous actuellement ?

Nous nous sommes rencontrés en mai 2018, nous sommes toujours au même point depuis trois ans. On s’est vu physiquement en novembre 2018 pour la première fois. C’est à ce moment-là que nous avons entamé nos démarches pour nous marier d’abord en Algérie. En août 2019, nous recevons un premier refus de la part de la wilaya car je suis considérée comme mère célibataire. On a fait un recours avec des courriers de mon ex-conjoint qu’il continuait de contribuer à l'éducation de sa fille. En avril 2020, nous devions nous revoir mais cela n’a pas été possible en raison du Covid-19. Par la suite nous avons appris en avril 2021, qu’il y avait une démarche à faire auprès de ma mairie, nous avons donc déposé un dossier, j’ai été auditionnée en France, lui en Algérie. Nous avons obtenu la publication des bans, nous avons récupéré tous les documents. Mais les administrations algériennes tardaient pour la demande de visa que nous avons pu déposer le 17 août 2021 et nous avons eu un refus en septembre 2021. Ensuite, nous avons fait un recours et nous avons obtenu à nouveau un refus en novembre. J’ai pris un avocat à Nantes, en décembre la situation a un peu été modifiée car j’ai obtenu une date d’audience en janvier 2022 où la défense a fait un mémoire hyper dégradant sur notre situation. Même si nous avons tout démenti, pour le juge, il n’y avait pas d’urgence dans notre situation. Mon prochain jugement sera un référé de fond qui aura lieu en mai 2022, mais je n'attends pas grand chose de cette audience.

Avez-vous encore de l’espoir pour que votre situation se débloque aujourd’hui ?

Franchement je le souhaite de tout coeur mais même si j’apportais beaucoup d’espoir envers la France, comme je suis citoyenne française, je m’étais dis que je ne serai pas mise de côté. Malheureusement, on contre-argumente tout avec mon avocat, je n’en dors pas de la nuit, mais en vain. On nous explique que les frontières avec l’Algérie sont ouvertes depuis juin 2021. Alors oui, c’est vrai mais moi je dépends du consulat d'Algérie à Nantes et là-bas pour obtenir un visa il faut un CCAM valide et un accord de wilaya, que je n’ai pas. On nous empêche de nous marier mais aussi de nous retrouver, donc depuis 27 mois maintenant, je n’ai pas revu mon compagnon.

Pensez-vous que le fait que votre conjoint soit d’origine algérienne soit un problème pour l’administration française ?

Oui je pense que dans la globalité c’est surtout qu’il est maghrébin, car il faut savoir qu’il s’agisse de l’Algérie, du Maroc ou de la Tunisie, il y a eu des restrictions de visas depuis septembre. On parle de moins de 50% de visas pour ces pays. On n'a pas déposé notre dossier assez tôt. L’étau s’est resserré et l’on voit bien que les admnistrations sont complétement bloquées. Mon avocat même avec toute la bonne volonté du monde galère. J’ai moins d’espoir, même si j’essaie de rester combative mais là je suis arrivée au bout de mes cartouches et je trouve cela dégoûtant car notre seul défaut c’est de s’aimer et on a l’impression que de s’aimer constitue un crime.