Dans une tribune publiée dans le Monde le 3 décembre dernier, l'économiste Julia Cagé écrivait ceci : « La crise des 'gilets jaunes' est une crise du pouvoir d’achat. Un pouvoir d’achat qui a diminué pour les Français les plus modestes, du fait des politiques mises en œuvre par le gouvernement ». Et l'économiste d'étayer son diagnostic en se référant aux politiques d'E. Macron : « On pourrait presque s’étonner qu’elle [la crise] n’ait pas explosé plus tôt, dès les premiers mois du quinquennat, quand Emmanuel Macron a diminué les aides au logement et reporté l’exonération de la taxe d’habitation. » Il ne fait aucun doute que la paupérisation des classes moyennes et populaires explique l'ampleur de ce mouvement.

Mais la réalité est complexe et il y a plus. Plus qu'une simple crise du pouvoir d'achat, ce mouvement traduit une crise du pouvoir.

Pourquoi ce désenchantement ?

Le désenchantement actuel s'exprime par une défiance à l'égard du pouvoir en général. Il sape les bases de l’autorité du collectif au nom de la liberté. Mais d'où vient ce désenchantement ? Il faut peut-être y voir le résultat de l'essor de l'idéologie libérale. Celle-ci fait passer au premier plan l’exercice des droits individuels, jusqu’au point de confondre l’idée de démocratie et de faire oublier l’exigence de maîtrise collective qu’elle comporte. Il y a comme un divorce entre la puissance et la liberté.

Une critique purement négative

Avec une différence importante, cependant. La reconquête du pouvoir qui s’enfuit ne mobilise plus personne, sinon de façon ponctuelle et marginale. Le pouvoir s’efface sans susciter de tentatives de réappropriation. On ne voit pas d’imprécateurs se lever pour prêcher la rupture avec le désordre établi.

On ne voit se développer aucune recherche d’une alternative à la dispersion des individus : ni nostalgie de l'autoritarisme des sociétés du passé ni espoir d’une société émancipatrice de l’avenir. L'atomisation des individus, la dissociation des activités, l’antagonisme des intérêts, le conflit des convictions ne sont plus perçus comme un problème.

Ils n’appellent donc ni une restauration de l'ordre ancien, ni l'instauration d'un ordre nouveau. On n'assiste qu'à un discours critique, purement négatif, qui va dans le sens de l’individualisation des êtres et de la singularisation des groupes, au nom de l’émancipation des parties.

C’est ce qui donne l’indicible malaise qui flotte dans l’air du temps. Nous, les contemporains, sommes profondément insatisfaits, frustrés par la manière dont le monde est conduit et par ses élites. Et, en même temps, nous avons la plus grande peine à identifier une issue parce que nous n’avons plus de figures consistantes du collectif pour leur servir d’appui. La perception de l’ensemble s’est évanouie et a fortiori la perspective d’une prise sur lui.

Le trouble est sans nom puisque l’entité qu’il affecte est sans contours.

Refonder la démocratie

L'urgence consiste donc à diagnostiquer le problème et à imaginer une solution. Nous ne sommes pas menacés par une résurgence des régimes totalitaires. Nous leur tournons le dos. Nous n'avons plus à craindre les délires du pouvoir, mais les ravages de l’impouvoir. Une synthèse est à refaire. Il va falloir recoudre les membres redevenus discordants du corps social. Nous ne sommes plus au commencement. Nous vivons sur les acquis de la démocratie libérale qui, même désarticulée, demeure un système installé. Il ne s’agit pas de la reconstruire à la base, ni même de la « refonder », pour reprendre un terme à la mode aujourd’hui.

Il s’agit de lui procurer une forme supérieure en reconstruisant l’équilibre de ses composantes. L’entreprise s’annonce difficile, car l’acquis est un frein autant qu’un support, et les victoires du passé préparent mal aux batailles du futur.

Réconcilier l'individualisme et l'exigence de démocratie

La Révolution française peut être regardée comme la première manifestation du problème auquel nous sommes en proie. Nous sommes arrivés aujourd’hui aux conséquences les plus extrêmes du libéralisme qui allait émanciper les individus à l'époque de la Révolution. Il faut repenser l’idéal libéral de la liberté souveraine des individus : les choix individuels, en effet, ont forcément, qu’on le veuille ou non, des conséquences sur les autres, sur le collectif – ce qui est déjà le cas : les fumeurs et les alcooliques, par exemple, mettent parfois la vie des autres en danger, et même quand ce ne serait pas le cas, resterait qu’ils engagent la collectivité ne fut-ce que par les coûts engendrés par leurs maladies, coûts assumés au moins en partie par nos généreux systèmes de protection sociale. Il ne suffit donc pas de rendre leur liberté aux individus : il faut accorder cet idéal à l'exigence de solidarité au sein du collectif.