La plupart des gens font un éloge de l'espérance, qu'ils opposent au désespoir. Dans un article intitulé "Du désespoir à l'amour", André Comte-Sponville fait l'inverse. Dans le cadre d' "une pensée du bonheur", d'une réflexion sur le bonheur, il explique que, si nous voulons être heureux, nous devons nous libérer de l'espoir et embrasser le désespoir.

Le désespoir est l'horizon de notre vie

Les critiques de l'espérance ont beau jeu de dire que le désespoir est « l'horizon de notre vie », au sens d'un horizon indépassable, de quelque chose auquel nous ne pouvons pas échapper.

On ne peut pas ne pas désespérer, reconnaît le philosophe, « puisque l'on vieillit, puisque l'on souffre, puisque l'on meurt ». Pour ne pas désespérer, il faudrait « denier la vieillesse, la souffrance et la mort ». Et c'est ce que fait la religion en nous promettant l'objet de l'espérance, à savoir la béatitude éternelle. Mais, précisément parce qu'elle nous promet exactement ce que nous espérons, on peut soupçonner la religion d'être une fiction inventée pour nous permettre d'espérer : « pourquoi faudrait-il que la vérité corresponde à nos espérances ? », demande Comte-Sponville. Si donc on fait le choix de la lucidité contre celui de l'illusion, on doit reconnaître que le désespoir est l'horizon de notre vie.

Etre heureux, plutôt qu'espérer de l'être

Pourtant, Pascal ironisait : « Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; si bien que nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais... » Se peut-il que, en fait, l'espérance nous sépare du bonheur ? Il faut donc, si on veut réfléchir sur le bonheur, commencer par un examen de l'espérance.

Examen du concept d'espérance

Qu'est-ce que l'espérance ? Comte-Sponville commence par critiquer une idée reçue. On croit souvent que l'espérance, c'est le désir qui porte sur l'avenir. Mais ce n'est pas toujours le cas. L'espérance peut porter sur le présent ou même sur le passé : par exemple, « vous pouvez espérer que votre ami va mieux ».

Certes, toute espérance est un désir : on ne peut pas espérer ce qu'on ne désire pas. Mais l'inverse n'est pas vrai : tout désir n'est pas une espérance. Donc, l' « espérance est un certain type de désir ». Lequel ? On peut énumérer trois caractéristiques spécifiques propres à cette espèce du désir (comme genre). D'abord, « une espérance, c'est un désir qui porte sur ce qu'on n'a pas », un manque : il est impossible, par exemple, d'espérer être assis quand on l'est. Espérer, c'est désirer sans jouir. Deuxièmement, « une espérance, c'est un désir qui ignore s'il est (...) satisfait ». Par exemple, « vous pouvez espérer que votre ami va mieux » parce que vous ne savez pas si votre ami va mieux.

Mais dès que vous le saurez, l'espérance disparaîtra. Enfin, « une espérance, c'est un désir dont la satisfaction ne dépend pas de nous », par opposition à la volonté, qui est un désir dont la satisfaction dépend de nous. Par exemple, si je désire participer à un débat et que cette participation ne dépend que de moi, je ne dirai pas à l'organisateur du débat, « j'espère venir ».

Opposition entre l'espérance et le bonheur

On peut donc critiquer l'espérance en posant un rapport d'exclusion mutuelle entre l'espérance et le bonheur. En effet, l'espérance implique la crainte, puisqu'elle fait dépendre notre bonheur de ce que ns n'avons pas (le bonheur comme satisfaction de tous nos désirs), de ce que nous ne connaissons pas (nous ne savons pas si un jour nous parviendrons au bonheur comme satisfaction parfaite), de ce qui ne dépend pas de nous (la satisfaction de tous nos désirs).

Par conséquent, le bonheur exclut l'espoir : « le bienheureux (…) ne peut plus rien espérer : puisqu'il a tout ».

Etre heureux sans espérance

Dans le bonheur, le désir ne peut pas être espoir, il ne peut être qu'amour. Si nous voulons être heureux, nous devons nous libérer du désir qui espère et ne désirer que ce qui dépend de nous, comme nous y invitaient déjà les stoïciens. Cela signifie préférer à l'espérance le désir qui porte sur ce que nous avons, ce que nous connaissons et ce qui dépend de nous. Préférer à l'espérance la volonté (le désir de ce qui dépend de nous) et l'amour (le désir de ce que nous avons). La volonté est action et l'amour est joie, tandis que l'espérance est manque. Cela ne signifie par qu'il ne faut pas espérer, car nous ne pouvons pas ne pas espérer : l'espérance est un horizon indépassable. Cela signifie seulement qu'il faut vouloir plus, aimer plus.