Le XXe siècle a vu progressivement le temps s’accélérer : les communications, les transports, la circulation des idées ont voyagé sur une durée de plus en plus réduite. Une évolution qui devait marquer le triomphe du temps court en politique : pour agir bien, il fallait agir vite.

En France, l’adoption par l’Assemblée Nationale de la loi sur le quinquennat en 2000 répondait justement à cette problématique : raccourcir le mandat présidentiel, accélérer le rythme des scrutins, maximiser le nombre de réformes. Un rétrécissement du temps politique qui était aussi perçu comme une démocratisation du pouvoir, opposant les régimes autoritaires inefficaces qui durent immuablement aux démocraties dynamiques, en perpétuel renouvellement.

Près de 20 ans plus tard, on peut raisonnablement admettre que notre vision était erronée. La crise des gilets jaunes n’est que le premier symptôme d’un malaise général face à une technologie qui a définitivement pris de vitesse le pouvoir politique. Le prochain siècle pourrait justement être marqué par une incapacité de l’État à faire face aux transformations matérielles (et immatérielles) du monde : la financiarisation de l’économie, la mondialisation et l’apparition d’une « superclasse » sociale mondialisée ne sont que les prémisses d’une crise sociale qui va durer.

« Le défaut classique de la politique — l’incapacité à se projeter dans le temps long — est accentué. Dans le monde mikado dans lequel nous vivons, les problèmes sont interconnectés.

Pour des politiques habitués à traiter les sujets en silo et de façon séquentielle, cela crée une bourrasque aveuglante où ils sont perdus. Occupés à éviter l’explosion sociale qui menace en permanence, nos élus ne voient pas qu’ils ont perdu en réalité les leviers du pouvoir», écrit ainsi l’essayiste Laurent Alexandre.

Depuis les années 80, la technologie bouscule la société, la société réclame que cette transformation soit « contrôlée », le pouvoir politique est incapable de répondre à cette demande.

Un trio mortifère qui va s’accroître. Hier la mondialisation, aujourd’hui internet, demain l’Intelligence Artificielle ou le Transhumanisme, autant de phénomènes qui traînent derrière eux une nuée de changements et de problèmes, auxquels le politique peine de plus en plus à répondre.

Face à un monde qui s’accélère, de nombreuses nations font déjà le pari du « temps long » en politique.

Plusieurs pays misent désormais sur des dirigeants présents pour de nombreuses années. Une durée qui permet au pouvoir politique de prendre à contre-pied l’effervescence technologique en misant sur des stratégies de long terme.

L’Égypte de Sissi, symptôme de cette recherche de « temps long »

C’est la réforme majeure de ces dernières semaines en Égypte. Le 14 février 2019, le Parlement a voté à une très grande majorité (485 députés) une série d’amendements à la Constitution égyptienne dont celle portant le mandat du Président de la République de 4 à 6 ans renouvelable une fois.

Le président Abdel Fattah al-Sissi pourrait ainsi, après la soumission des amendements à référendum pour validation définitive, se représenter encore deux fois après 2022 à l’élection présidentielle.

Une réforme qui devrait être définitivement adoptée dans plusieurs mois et qui s’inscrit dans la vaste stratégie de développement de l’Égypte entreprise par Abdel Fattah al-Sissi depuis sa première élection en 2014. Une stratégie visant à faire de l’Égypte une grande puissance et qui s’inscrit résolument dans le temps long : doublement du canal de Suez, construction d’une nouvelle capitale, transformation de l’Égypte en hub énergétique régional… Autant de projets pharaoniques réalisés ou en voie de réalisation qui auraient difficilement émergé dans un cycle politique plus court, prisonnier des contingences imposées par la mondialisation.

Les autres exemples allemands, russes et chinois

Un mode de gouvernance qui a déjà de nombreux précédents.

Si son mandat arrive désormais à sa fin, Angela Merkel aura été chancelière allemande depuis 2005, soit quatorze ans de pouvoir. Une durée durant laquelle Berlin a vu passer pas moins de quatre présidents français. La différence avec Paris est criante : au tournant des années 2000, l’industrie française est quasiment au niveau de sa concurrente allemande. Vingt ans plus tard, le décrochage est indéniable. Si plusieurs facteurs sont à prendre en compte (l’euro fort, le déploiement d’usines allemandes en Europe de l’Est…), le fait que le pouvoir politique allemand ait pu compter sur le temps long pour déployer toute sa politique et sa stratégie a sans nul doute joué un rôle majeur.

Enfin, citons aussi dans un autre registre Vladimir Poutine ou Xi Jinping : des dirigeants au pouvoir depuis déjà de très nombreuses années, et probablement encore pour longtemps.

Une perspective qui permet de déployer leurs politiques sur le long terme et de dompter les transformations venues de la Silicon Valley. D’ailleurs la Chine a déjà pris la place des États-Unis dans le domaine de l’Intelligence Artificielle. Un exploit inimaginable il y a quelques années, rendu possible par un pouvoir politique stable, avec une vision claire, qui s’inscrit dans le temps.

De la même manière qu’il faut un roc stable et immobile pour encaisser les assauts réguliers des vagues, seuls des cycles politiques longs, s’inscrivant profondément dans la durée et auprès de leurs populations, pourront encaisser le tourbillon technologique et économique qui s’abat de plus en plus fort sur les nations et leurs sociétés.