Les enquêtes d'opinion sont omniprésentes. Elles ont une influence réelle sur les décisions publiques, que ce soit celles des autorités publiques ou celles des votants. Certains veulent même ériger l'opinion en principe souverain en multipliant le recours au référendum. Mais l'opinion n'est-elle pas une fiction ? C'est ce que prétendent certains sociologues lorsqu'ils présentent l’opinion comme un artefact médiatique. La question ne serait donc pas de savoir ce que pense l'opinion, mais comment se fabrique l’opinion.

L'opinion comme artefact

Lorsque J.

Habermas écrit L’espace public, il fait la critique d’une certaine sociologie d’après-guerre, qui se présentait comme scientifique et qui disait : ce qu'il s’agit de faire, c’est de mesurer l'opinion par des sondages. Pour Habermas, ces sociologues n’ont rien compris car l'opinion publique réelle n’est pas ce que mesurent les sondages. C’est quelque chose de plus noble, un espace où des interlocuteurs rationnels peuvent se rencontrer et débattre. A la suite de Habermas, P. Bourdieu fait une critique sociologique de cette sociologie des sondages et des enquêtes d’opinion, qui consiste à soutenir que l'opinion publique n’existe pas. Elle n’est qu'une construction, l’œuvre de mauvais sociologues, à la fois naïfs et serviles.

D’où le titre du livre de P. Champagne : Faire l’opinion. L'opinion publique est un artefact pris dans un processus circulaire : ce qu'on mesure, c’est quelque chose que les médias ont fabriqué, donc quelque chose de circulaire. Par exemple, après l’arrivée de Mitterrand au pouvoir, pendant l’affaire du Rainbow Warrior, la question a été : sur l’ordre de qui ?

Les sondages ont posé la question aux Français. La réponse a été : tel pourcentage des Français pensent que le président savait. Un sondage comme cela signifie seulement que l’information a été présentée de façon à faire penser que le président savait.

Illustration : une nouvelle de Maupassant

Une illustration de l’approche bourdivine, c'est la nouvelle de Maupassant, Opinion publique (1881).

Pourquoi cette nouvelle est-elle intéressante ? Le texte décrit l’opinion publique comme une puissance considérable mais ridicule, qui s’exerce sur une classe moyenne de petits fonctionnaires. Le public, c’est ici le médiocre (une classe moyenne). Une puissance considérable parce que c’est elle qui commande les conversations entre les représentants de la classe moyenne : elle gouverne la conversation en lui fournissant sa matière (l’actualité).

Puissance ridicule car l’opinion publique y est mise en scène comme un régime de conversation caractérisé par quatre grands traits. 1ère caractéristique : le nivellement. Dans cet échange, des événements historiques importants sont mis sur le même plan que des faits divers.

La conversation démarre sur l’assassinat du tsar en 1881, et cet événement est ensuite mis sur le même plan que celui d’un chef de bureau. 2e caractéristique : la continuité (par opposition à l’articulation argumentative) : les thèmes s’enchaînent par association. La conversation part du meurtre du tsar, puis passe à celui du chef de bureau, puis à un métier (pompier), puis à un incendie… C’est une conversation gouvernée par la continuité. 3e trait : la sentence. Cette conversation est émaillée d’affirmations péremptoires, dont le contenu est pauvre : ce sont des tautologies ou des clichés. C’est une conversation sentencieuse. 4e trait (peut-être le plus frappant car il aurait réjoui Bourdieu) : l’amnésie.

La conversation gouvernée par l'opinion publique est incapable d’accumuler : on oublie chaque jour ce qui a été dit la veille (comme dans les actualités à la télé). Le problème de l'opinion publique, c’est « quoi de neuf ? ». C’est d’ailleurs la première réplique de la nouvelle. Et un des personnages, le père Grappe, est un amnésique qui ne se souvient jamais de ce qu'on a dit dans la conversation précédente. Donc, ce qu'on observe dans cette conversation avant l’arrivée du chef, c’est qu'il est impossible de hiérarchiser l’actualité, qu'il n’y a pas non plus d’articulation argumentative possible, ni d’accumulation (pas de progrès) et que, enfin, on ne peut y énoncer que des truismes. Donc, on n’y observe pas une confrontation des opinions, mais des opinions sans caractère individuel (par exemple, des clichés), des opinions toutes faites.

Et il ne résulte rien de cette confrontation : à la fin, on en est toujours au même point qu'au début.

Une des questions qui se posent au terme de cette critique, c’est de savoir dans quelle mesure l'“opinion publique” est la réalité de l'opinion publique : n'est-elle pas qu'une perversion, sans rapport avec une autre opinion publique, plus vraie, moins grotesque ?