De nos jours, L'espace public est celui de l'expression des instincts les plus bas. Les réseaux sociaux regorgent de déclarations de haine et de contre-vérités. Le débat public n'est pas celui d'une confrontation d'arguments destinée à éclairer le public, mais un échange d'insultes ou de trivialités qui obscurcissent la pensée. Il est temps de repenser l'espace public et sa vocation. Pour ce faire, on peut relire le livre de Jürgen Habermas, L'espace public. Je vais essayer de le résumer en m’aidant de l'introduction de Stéphane Haber, Habermas : une introduction (2001).
Une origine de classe
Premier point de l’analyse de Habermas. La bourgeoisie des Lumières invente, au croisement de diverses pratiques d'échange verbal, un espace d'échange des opinions individuelles pour que s'y fasse la critique argumentée de la monarchie. Espace structurellement polémique, car peut s’y faire la critique argumentée du pouvoir monarchique. Quelles sont ces pratiques diverses au croisement desquelles on aurait inventé l'espace public ? Habermas en repère plusieurs. D'abord, il y a le spectacle. La notion même de public implique celle de spectacle. Deuxièmement, il y a l’imprimé. La prolifération du livre et du journal entraîne l’émergence d’un nouveau public : un public de lecteurs, de lettrés.
Enfin, il y a les multiples espaces de discussion orale : salons mondains, clubs, cafés, loge maçonnique, académies, etc.
Un espace polémique
Deuxième point de l’argumentation de Habermas. Si cette invention de l’espace public est décisive, c’est que ce qu'on invente n’est pas une nouvelle doctrine, un ensemble de propositions dont on pourrait examiner la vérité, mais un espace de confrontation des propositions.
Pour que cet espace de confrontation ait une légitimité ou un sens, il faut présupposer un certain nombre de choses sur les interlocuteurs qui vont s’y rencontrer : chacun doit penser par soi-même ; b/ chacun doit pouvoir exprimer sa pensée ; c/ chacun doit le faire pour contribuer au bonheur de l’humanité. Autre requisit de cet espace : il faudra à un moment s’interroger sur les règles qui doivent gouverner toute discussion.
Comment doit se faire une argumentation ? Comment doit se faire une contre-argumentation ?
Un espace autonome en droit
Le deuxième argument de Habermas montre que cette invention d’un espace public déborde les motifs idéologiques qui ont présidé à cette invention. Un troisième argument de Habermas, c’est l’autonomie virtuelle de l’espace public comme espace où, en principe, vont pouvoir se rencontrer loyalement des arguments et où la société civile va pouvoir se penser indépendamment des intérêts particuliers. En fait, cette invention d'un espace autonome a vite fait l’objet d’une instrumentalisation. De fait, l'espace public a été, non pas autonome, mais instrumentalisé par des pouvoirs extérieurs pour défendre leurs intérêts particuliers.
Par exemple, les journaux sont vite devenus les instruments de propagande des partis politiques. Autre exemple, la publicité a vite fait son apparition. Avec la publicité, l'espace n’a plus rien à voir avec un espace où on argumente, mais avec un espace où on attrape des clients.
La publicité
On peut noter que le terme de publicité a connu une évolution au point de vue de sa connotation. Les philosophes des Lumières valorisaient la publicité : le secret était du côté des tyrans. La publicité a ensuite signifié autre chose. Le terme n’est pas très noble aujourd'hui. Balzac, dans César Birotteau (1838), présente un parfumeurqui n’a pas compris que, désormais, pour devenir riche, un commerçant devait savoir faire de la publicité pour ses produits.
La pub, c'est maintenant l’acte par lequel on entreprend de gagner de l’argent en influençant une opinion publique passive.
La société civile contre l'Etat
On l'a vu, cet espace de confrontation des opinions est une invention de la bourgeoisie des Lumières à des fins critiques (critique de la monarchie). Mais la fonction de l’espace public n’est pas réductible à cette fonction idéologique. La confrontation des opinions doit servir à plus qu'à défendre les intérêts de la classe dominante. Les discussions qui ont lieu dans cet espace prétendent à la vérité et à l’universalité. Il y a là une exigence de fait, celle de faire valoir correctement, avec des arguments, les intérêts particuliers qu'on veut défendre.
La bourgeoisie a inventé un idéal qui peut avoir des effets réels. Au fond, l’espace public doit permettre à la société civile de se penser elle-même, de se réfléchir, et d’affirmer contre l’Etat, sa consistance propre. Avec l’espace public, la société civile devient réflexivement autonome, capable de se penser indépendamment de l’Etat. C’est un fait que, dans la deuxième moitié du 18e siècle, le terme de « société civile » devient un terme qui veut dire la société par opposition à l’Etat. L’émergence de l’opinion publique correspond à une certaine autonomisation de la société.