C'est avec l’espoir de « changer la vie » que les Français ont porté François Mitterrand au pouvoir le 10 mai 1981. Ce slogan toutefois est resté lettre morte. Il s’est certes passé beaucoup de choses dans le monde depuis 1981, l’histoire ne s’est ni arrêtée ni endormie, des événements imprévus, miraculeux, comme la chute du mur de Berlin, ou effrayants, comme la destruction des tours jumelles de Manhattan, nous ont tenus en haleine, des innovations n’ont cessé de pleuvoir, la technique a inventй et inventera encore, comme le prévoyait déjà Péguy au début du siècle dernier, « des graphies, des phonies et des scopies ».
Mettant fin à l’antagonisme de l’Artiste et du Philistin, un nouveau type humain a même fait son apparition : le bobo. Comme son nom l’indique, celui-ci n’est pas né de rien, mais du croisement entre l’aspiration bourgeoise à une vie confortable et l’abandon bohème des exigences du devoir pour les élans du désir, de la durée pour l’intensité, des tenues et des postures rigides, enfin, pour une décontraction ostentatoire. Le bobo veut jouer sur les deux tableaux : être pleinement adulte et prolonger son adolescence à n’en plus finir. Cet hybride que notre génération a produit témoigne de la libération des moeurs et d’une manière d’habiter le temps différente de celle de nos pères. Le phénomène n’est pas anodin.
On aurait tort de le prendre а la légère.
L'idéologie libérale dominante
Reste qu’au sens où on l’entendait naguère, au sens où on le rêvait, nous n’avons pas changé la vie. C’est business as usual. C’est même, pourrait-on dire, business more than ever. La sphère non marchande de la vie ne cesse de rétrécir : il n’est presque plus rien qui ne puisse être commercialisé.
Quand des interdits subsistent, les individus les déjouent en profitant à plein de la mondialisation : impossible il y a peu, la location de ventres maternels se développe ainsi grâce à Internet sous le nom trompeusement bénévole de gestation pour autrui. Et la publicité, qui était – s’en souvient-on encore ? – la première cible de la contestation, a aujourd’hui le statut de l’évidence.
Erigée en culture pub, elle règne, omnipotente et indiscutable, elle dicte sa loi à la radio et à la télévision, elle envahit les écrans d’ordinateurs, elle saccage l’entrée des villes, elle s’étale sur les voiles des trimarans, sur les maillots, les combinaisons, les casquettes des sportifs et sur les cahiers de tous les élèves. Le désir des marques redoublant ainsi celui des objets, on produit et on consomme dans une course sans fin et les politiques eux-mêmes, quel que soit leur parti, semblent n’avoir d’autres craintes que la récession, d’autres horizons que la croissance.
Maturité ou soumission ?
Cette logique, on l’appelle souvent, pour bien marquer son hostilité, « le système ». Les soixante-huitards doutaient de pouvoir renverser le système mais, au moins, ils n’avaient nulle intention de s'y soumettre.
Ils voulaient vivre autrement. Aujourd’hui, nous jouons le jeu, nous sommes partie prenante. Faut-il en conclure que nous sommes devenus responsables ou que nous avons été récupérés ? Que nous suivons, en entrant dans la vie active, la voie normale de l’intérêt bien compris ou celle de la normalisation ? Nous sommes-nous laissés apprivoiser ou sommes-nous devenus raisonnables ? Avons-nous grandi ou avons-nous pactisé ? Est-ce nos illusions que nous avons perdues ou notre intransigeance ?
L'indignation : l'exception à la règle ?
On objectera qu’il y a, dans toutes les générations, des exceptions à la règle de l’assagissement. Stéphane Hessel, avec Indignez-vous !, est devenu, en quelques mois, un best-seller.
L’auteur s’adresse aux jeunes et leur dit : « Regardez autour de vous, vous y trouverez les thèmes qui justifient votre indignation […]. Vous trouverez des situations concrètes qui vous amènent à donner libre cours à une action citoyenne forte. Cherchez et vous trouverez ! » Point n’est besoin, autrement dit, de peser, de calculer, de réfléchir : il faut agir. Une différence fondamentale cependant sépare cette indignation de la radicalité de mai 68 : le grand changement n’est plus à l’ordre du jour. Le scandale des scandales, nous dit Stéphane Hessel, c’est le démantèlement de l’Etat-providence. Il n’en appelle donc pas а une rupture avec le monde ancien, il veut que le monde redevienne ce qu’il était avant le déferlement de la vague néolibérale.
Comme l’écrit François Furet, à la fin du Passé d’une illusion : « L’idée d’une autre société est devenue presque impossible à penser, et d’ailleurs personne n’avance sur le sujet, dans le monde d’aujourd’hui, l’esquisse d’un concept neuf. »