La boule au ventre. En première ligne face au virus, les soignants ont parfois décrit le paradoxe entre la communication gouvernementale et la réalité du terrain en France. Avec les moyens du bord, en ayant même recours au système D, celles et ceux qui étaient applaudis tous les soirs à 20 heures vivaient un extrême paradoxe. Pendant cette période, des psychologues et psychiatres ont même proposé gratuitement leur aide à leurs consoeurs et confrères pour écouter leurs peurs et leurs angoisses, via des groupes WhatsApp.

Depuis le 24 mars 2020, 328 plaintes contre X ont été adressées au Parquet de Paris. Dans 77% des cas de ces informations judiciaires, les plaintes mettent en cause ”les décideurs et les structures publics nationales”. Des faits qui auraient été commis au préjudice de la population, en général.

Afin d’évoquer ces faits, la parole a été donnée à une médecin des Urgences médicales de Paris, Sabrina Ali Benali. Surexposée au virus, elle n’a eu cesse d’alerter du danger pour les patients ou les soignants, sur les réseaux sociaux.

Le 16 mars 2020, Emmanuel Macron a annoncé un confinement total de sa population pour lutter contre la propagation du COVID-19. “Nous sommes en guerre” a annoncé le président de la République en direct à la télévision. Quelques jours plus tard, vous déclarez “nous partons au front sans armes” en référence au manque de moyens constatés dans votre activité de médecin urgentiste, pouvez-vous revenir sur ce contexte ?

Disons qu’au début c’était carrément dramatique et ce qui a permis une amélioration c’est la solidarité entre les gens.

Au sein de mon travail, aux urgences médicales de Paris, nous n’avons jamais reçu un seul stock ou matière d’état. Nous n’avons fait qu’avec des dons et même acheté sur nos deniers personnels, des matériaux de protection.

Effectivement, des chaînes de solidarité tout comme des cagnottes ont été mises en place dans certaines cliniques privées ou dans des Ehpads. Est-ce-que pour vous, cette situation est digne d’une puissance mondiale comme la France ?

Bien sûr que non et l’on voit d’ailleurs les débuts des résultats des commissions d’enquêtes parlementaires de même qu’une récente enquête publiée par Médiapart pour évoquer ces manquements. C’était un contexte très difficile pour nous, puisque nous avons parfois doublé nos plannings en mettant de côté la fatigue pour se mettre au service de la population.

Également, nous avons essayé de cacher l’anxiété que nous avions nous-même. Il y avait la peur pour les patients de les contaminer, mais aussi la peur pour nous. Sur ce point nous avons un certain niveau de sidération. C’est dramatique et indigne d’un pays qui reste la septième puissance du monde.

Comment avez-vous surmonté la crise du Coronavirus ?

Évidemment, les débuts ont été très difficiles psychologiquement mais aussi au niveau intellectuel. Ce n’était pas facile de faire avec une maladie dont on ne connaissait à peu près rien. Sur le plan intellectuel, cela nous a demandé très vite de lire les publications qui sortaient au fur et à mesure, en rentrant chez nous le soir. Heureusement, nous avons assisté à une forte effervescence intellectuelle à la fois au sein de l’AP-HP, du SAMU, des Urgences médicales de Paris ou SOS Médecins.

Nous avons été énormément aidés par des personnes qui ont fait des revues littéraires, des fiches prêtes à l’emploi. Les informations ont été partagées pour nous apporter de nouvelles données scientifiques.

Ensuite, il faut reconnaître que c’était rude d’intervenir au domicile des patients. Lorsqu'on faisait des transferts et que les patients étaient entourés par des parents, des enfants, nous nous retrouvions avec des prises en charge qui concernaient des familles entières. Avec ce cas de figure, on parle d’enfants qui ont peur, d’un climat très anxiogène notamment nourri par la télévision. Bien souvent, nous savions même que nous serions les dernières personnes à voir le patient en constatant son état.

Pour toutes ces raisons, les conditions émotionnelles étaient difficiles.

Avez-vous retenu des anecdotes plus joyeuses qui vous ont aussi encouragé dans votre exercice de métier de soignant ?

Oui, j’ai reçu un appel de la directrice de l’école de mon enfant pour un monsieur qui s’appelle John, âgé de 35 ans. C’était le 27 mars, sa femme avait accouché deux jours auparavant dans une maternité parisienne d’une petite fille. Lui est resté à la maison avec leur premier garçon de 4 ans. Il s'ensuit qu’il est resté malade pendant 7 jours avant que son état ne s’aggrave pendant près de 48 heures. Lorsque je l’examine, il a 39,5 de température, il est sueur, s’acharne pour respirer. Je sens qu’il est épuisé et que ses poumons crépitent de partout.

Je décide de le transférer en urgence via le SAMU parce qu’il pouvait s’agir d’une surinfection pulmonaire sur fond de COVID avec une détresse respiratoire aiguë. Nous prévenons sa femme, un proche vient garder le petit à la maison et j’explique à l’enfant que sa papa va partir à l’hôpital. De son côté, le patient se retient par pudeur, mais verse quelques larmes parce qu’il a peur. Cette visite est probablement l’une des plus dures que j’ai eu car nous avons le même âge, nos enfants vont dans la même école. Après avoir été transféré en réanimation dans un autre hôpital, son état s’était d’abord dégradé avant de pouvoir finalement se stabiliser et il s’en est heureusement sorti. En ce qui me concerne, ce sera la plus belle victoire commune à tous les soignants lors de cette épidémie.

Je me remémore cette histoire chaque jour en le croisant à l’école.

Dans le monde entier, les soignants ont été applaudis généralement le soir, à la même heure au début de la crise du COVID-19. Avez-vous la sensation d’avoir reçu une certaine forme de reconnaissance pour votre travail ?

Ce qui a été dur c’est d’avoir montré que nous étions là et de constater avec beaucoup de colère qu’aucune de nos revendications n'avaient été acceptées. Qu’il s’agisse du collectif inter-urgence ou du collectif inter-hôpital, nous nous sommes senties méprisés sans reconnaissance. Aux Urgences médicales de Paris nous faisons partie de ces travailleurs qui n’ont eu aucune prime, ni merci, ni rien du tout.

Surtout, nous arrivons à un nouveau projet de loi de financement de la Sécurité sociale qui reste encore inférieur aux besoins.

Des soignants se sentent une nouvelle fois maltraités. Mais le pire, c’est la seconde vague, on a assisté à une très mauvaise anticipation de la part des pouvoirs publics. En effet en mars, nous avions accepté que c’était le début de l’épidémie, mais à la rentrée, tout a recommencé. On s’est demandé ce qu’ils avaient bien pu faire pendant 4 mois. Nous avons été incapables de tester des gens, ensuite les résultats des tests arrivaient au bout de huit jours. Il a fallu se battre à coup de tribunes pour recommander de

Les mesures de restriction des déplacements ont permis de sauver près de 60.000 personnes selon une étude de l’EHESP (l’École des Hautes Études en Santé Publique.) La France compte actuellement plus de 50.000 morts liés à cette nouvelle forme de coronavirus. On aurait pu sauver davantage de vies ?

D’abord nous étions plusieurs médecins à prendre la responsabilité de dire aux gens de porter des masques quand les gens continuaient à se balader.

Ensuite, même au plus fort de l’épidémie, il fallait voir que nous étions en sous-équipement dans les Ehpads. Nous étions forcés de nous dépanner entre les différents soignants de la chaîne de soin. Les ambulanciers nous donnaient quelques surblouses en stock, je donnais quelques masques aux aides-soignantes qui passaient de chambre en chambre sans masque FFP2 et qui risquaient donc de contaminer les patients un par un.

Bien évidemment que ce manque de matériel, le manque d’anticipation ou les approximations de l’État ont contribué à une propagation plus forte de l’épidémie et des morts évitables. D’ailleurs à l’hôpital nous faisons face à des morts évitables tout le reste de l’année, même en dehors du COVID-19, faute de places ou de personnels.

En juin 2019, vous avez déclaré : “Si on ne fait rien, on va faire face à une crise sanitaire cet été”. À quoi faisiez-vous référence et avez-vous l’impression d’avoir été entendue ?

Oui elle a eu lieu. Nous le savions tous, que nous ne pourrions pas répondre à une éventuelle crise sanitaire. Quand vous lisez l’état de santé du personnel soignant, vous comprenez la situation. En permanence, nous restons dans une crise sanitaire à bas bruit. Nous sommes quand même dans un hôpital où des gens meurent seuls dans des couloirs d’urgence.

Selon les sociologues, il s’agirait même de la profession la plus touchée psychologiquement par son travail. L’Académie nationale de médecine recommande un suivi psychologique à long terme pour les soignants confrontés au COVID-19. Avec la crise inédite, ces risques psycho-sociaux sont-ils encore plus alarmants ?

Je n’ai pas fait d’études précisément sur ces sujets, mais je m’en tiens aux études nationales alarmantes.

C’est-à-dire un médecin généraliste sur deux en burn-out. Nous assistons à une forte augmentation des troubles anxieux, des épisodes dépressifs, des attaques de panique dans le personnel hospitalier etc.

Vous prenez un personnel épuisé, vous lui rajoutez une crise où il donne tout. Et ce, sans respect des jours de congés, pas d’augmentation de salaires, aucune reconnaissance si ce n’est de faire des tweets. Avec des conditions de travail inchangées, nous constatons parfois même des départs de gens qui ne peuvent pas sacrifier leur santé sur l’hôtel du soin.

Pourtant, une prime pouvant aller jusqu’à 1500 euros net a été promise selon un décret publié au Journal Officiel le 15 mai 2020, en faveur des soignants qui ont travaillé dans les départements les plus touchés par le COVID-19 ?

Tout d’abord, cette prime a touché peu de monde in fine.

Par exemple, tous les intérimaires qui sont partis donner un coup de main dans les services d’urgence et de réanimation n’y ont pas eu le droit. Tous les mobilisés de premier soin tels que les services d’urgences à domicile ou les médecins traitants n’étaient pas éligibles. Ensuite, vous savez comment fonctionnent les systèmes de prime qui par exemple ne comptent pas dans la retraite.

On aurait préféré une revalorisation salariale et de meilleures conditions de travail avec une augmentation des lits. On passe 10 ans de notre vie à apprendre à soigner les gens et on ne nous donne pas les moyens de le faire. Enfin, nous arrivons à une telle situation que les gens ne savent plus quoi faire. Manifester ou faire grève ne semblent rien changer. Malgré tout cela, il y a une vraie sidération dans un État qui est quand même supposé être démocratique et qui force est de le constater, l’est finalement assez peu.

En Octobre, l'Union européenne a annoncé la mobilisation de 220 millions d'euros pour financer des transferts de patients atteints du Covid-19 d'un pays européen à l'autre. Est-ce une réaction trop tardive selon vous ?

Selon moi, le transport de patients à l’international reste une hérésie humainement et financièrement car vous mobilisez pour un patient environ quatre à six personnes. Ce personnel soignant n’est du coup pas disponible pendant plusieurs heures, voire plusieurs jours. Ensuite, humainement parlant, lorsqu’on vous explique que votre proche est de l’autre côté de la frontière, vous voulez appeler les équipes médicales, vous ne parlez même pas leur langue. C’est joli en termes de communication, on voit de jolies photos, mais c’est dramatique.