Oleg Sentsov est aujourd'hui un prisonnier d'opinion et son acharnement à vouloir réaffirmer ses idées et ses points de vue est admirable et presque fou en même temps. Son cas a lui seul incarne les problématiques sociétales, politiques, dictatoriales et liberticides de cette région du monde qui a un pied dans l’Europe et une jambe en dehors. Mais Sentsov n'a pas toujours été cette personne fermement accrochée à sa liberté de penser, il a d'abord été entrepreneur dans le monde des jeux vidéos. Il faut donc remonter un peu en arrière et raconter le parcours de Sentsov dont la vie ressemble à un film.
C’est une descente lente et progressive vers quelque chose qui doit ressembler à l’enfer.
Sentsov a commencé dans l’univers des jeux vidéo il a monté sa petite entreprise, et a amassé pas mal d’argent. Il a toujours manifesté un grand intérêt pour l’univers cinématographique. Il a produit et réalisé des court-métrages avant de se lancer dans l’aventure du long. Un jour il se sépare de sa boîte et finance son film avec l’argent de la vente : « Gaamer ». Celui-ci est très bien accueilli dans de nombreux festivals à l’international. Ce succès lui permet d’envisager la réalisation d’un second long métrage. Il paraît que le second est toujours plus dur que le premier mais c’est bien parti. Nous sommes en 2012.
On imagine donc aisément qu’Oleg Sentsov pense sa vie en terme de considérations artistiques, créatives. On imagine aussi qu’il a peut-être des rêves de grands festivals. On imagine également que son expression artistique ait pu commencer à nourrir une autre forme d'expression, plus politique. Mais ce sont des événements extérieurs qui ont définitivement poussé Sentsov dans ses retranchements et ont donné à son combat pour la liberté de penser une forme radicale et absolue.
2014 et Euromaïdan
Puis 2014 arrive, les manifestations « pro-européennes » prennent une ampleur sans précédent en Ukraine. C’est Euromaïdan. Le gouvernement est renversé. L’Ukraine divise la population dont une partie souhaite se rapprocher de l’Europe et de ses valeurs démocratiques, tandis que la seconde manifeste un attachement indéfectible à la Mère Russie.
Oleg Senstov fait parti de la première catégorie.
Il est hors de question pour la Russie de Poutine de laisser partir son enfant chéri. Le président russe envoie ses troupes en Crimée et viole ainsi toutes les lois internationales. Un simulacre de référendum est organisé sur le rattachement de la Crimée à la Russie. Evidemment la réponse est oui. Les combats eux continuent. Les morts se multiplient. Des accords sont signés mais Moscou ne respecte rien. Par la force des choses les gens sont obligés de prendre parti. C’est la vie qui pousse à cela. Mais les caractères diffèrent et les hommes agissent avec plus ou moins de conviction et de ferveur. Oleg Sentsov fait parti de ces personnes dont les convictions balayent tout le reste.
Oleg Sentsov dénonce l’annexion à la fois illégale et immorale de la Crimée par la Russie. Il ne prend pas les armes mais aident les combattants. Il héberge et nourrit certains d’entre eux. Il reconnaît et assume cette aide.
L’arrestation pour terrorisme
Un jour en 2014, il est arrêté. On l’accuse de préparer des actes terroristes contre le gouvernement russe. Il est torturé. Mais il refuse d’avouer les prétendues préparations d’actes terroristes. Comme c’est souvent le cas dans des pays qui font peu de cas du respect de la justice et de l’impartialité des juges, son procès ressemble à une immense farce. 2 hommes sont dépêchés de nulle part pour servir de « témoins contre Sentsov » (il faudra voir justement « Le Procès » d’Askold Kurov qui montre les incohérences indécentes tout le long du film).
Les deux hommes témoignent contre Sentsov et le présentent comme le chef et l’instigateur de la « cellule terroriste ». Coup de théâtre au procès l’un d’entre eux se rétracte et avoue avoir été torturé et forcé d’avouer des liens inexistants entre lui et Sentsov. L’autre maintient son témoignage. On n’est pas tous égaux devant la douleur. On n’a pas tous le même courage.
Sentsov prend 20 ans de prison. Avant de finir dans une prison de Labytnangi, ville perdue, ville du fin fond de l’arctique russe, où seuls quelques conifères et populations nomades décident sciemment de rester, il est trimballé de colonies pénitentiaires en colonies pénitentiaires. On utilise un nom différent mais c’est le goulag de la Russie capitaliste, sauf qu’ici les prisonniers ne construisent plus des lignes de chemin de fer.
Une telle isolation est peut-être une pire forme de torture. Ce n’est pas la douleur de coups qui se fait moins forte mais au contraire la violence d’une exclusion dont la fin est trop loin pour être espérée. On imagine bien que sa famille ne peut pas faire le trajet Kiev/ Labytnangi chaque semaine ou même chaque mois ou même… Google map indique 5015 km, soit 67 heures de voitures ou bien encore 15 heures de vol avec au minimum 2 escales (ce qui doit faire à peu près également 67 heures de trajet). C’est le bout du monde ou la fin du monde.
La grève de la faim
En mai 2018, Oleg Sentsov débute une grève de la faim. Cela fait donc aujourd’hui plus de cinq mois qu’il a arrêté de se nourrir. Nul besoin de préciser que son état de santé est plus qu’inquiétant.
Il demande sa libération mais avant tout celle de 67 autres prisonniers ukrainiens. Il l’a dit, il est prêt à mourir. Quand les convictions balayent tout le reste…La mobilisation est grande autour de son cas. Les personnalités du monde du cinéma se sont manifestées. Les politiques également. Emmanuel Macron a évoqué le cas de Sentsov plusieurs fois avec Poutine. Mais on craint très fort que le monsieur ne lâche pas. Relâcher Sentsov c’est lâcher la Crimée. C’est inenvisageable. On n’abandonne pas la chair de sa chair. Mais n’oublions pas que Poutine n’est pas dans une situation très confortable en ce moment. La récente réforme des retraites a fait sortir les foules dans la rue (ce qui était encore impensable il y a quelques années).
Laisser mourir Sentsov c’est s’attirer les foudres de la communauté internationale, et Poutine n’a clairement pas besoin de ça en ce moment. Les sanctions internationales pénalisent assez bien le pays comme ça. La libération n'est pas envisageable, mais la mort ne l’est pas non plus. On imagine donc bien la solution russe : nourrir de force Oleg Sentsov pour qu’il continue de vivre et que le monde finisse par l’oublier.
C’est donc à nous de faire en sorte que ce ne soit pas le cas et de crier son nom encore et encore et encore, car il est question ici de liberté de penser, de liberté de disposer de son corps et de ses idées et aussi de l’impunité d’un état qui ne respecte ni les lois, ni le droit, ni la morale commune.
Il faut continuer de répéter son nom pour embarrasser le Kremlin.
En quatre ans, Sentsov est passé de cinéaste en devenir à martyr. Il incarne les aberrations géopolitiques d’un conflit qui se déroule sur le territoire européen et qui est en passe d’être oublié. Il incarne aussi les divisions d’un peuple autour d’idées d’appartenance politique et sociale. Surtout quand on sait que sa propre sœur s’est rangée du côté russe avec un mari et un fils qui font parti du FSB…